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génération spontanée. Il n’y a pas d’enfantement sans conception. Tout fait nouveau a son explication dans un fait antérieur. Toutes les créations de l’esprit humain ont à leur base un emprunt. Gréer, c’est mettre son cachet propre et l’empreinte de son génie à des élémens qu’on a reçus du dehors, et dire avec La Fontaine : « Je l’ai dit comme mien. »

La Grèce n’a pas procédé autrement. Elle a fait à l’égard de l’Orient ce que les modernes ont fait à l’égard des anciens. Elle a pris les matériaux de sa civilisation, non pas tant à l’Inde, avec laquelle elle était sans aucun contact depuis une longue série de siècles, qu’à ses voisins immédiats, à l’Egypte, à l’Asie Mineure, et surtout aux Phéniciens, qui ont joué, durant toute l’antiquité, le rôle d’intermédiaires entre l’Orient et l’Occident. Nous commençons à pouvoir l’établir pour sa mythologie, nous l’entrevoyons pour son art, et peut-être démontrera-t-on quelque jour que sa poésie religieuse, elle aussi, s’est inspirée de l’Orient, et que l’élément fondamental du drame grec, le chœur, avec ses strophes, ses antistrophes et ses répons, a été importé à Delphes par les femmes tyriennes que l’on faisait venir pour y chanter dans les fêtes sacrées d’Apollon.

Toutes ces idées, familières à ceux qui s’occupent des études sémitiques, se sont peu à peu imposées à l’attention des hellénistes dont l’esprit était ouvert aux questions dépassant l’horizon de la littérature classique. Ceux mêmes qui les combattent sont obligés d’en tenir compte. Tout récemment, elles ont donné lieu, au sein de l’Académie des Inscriptions, à une discussion d’un éclat et d’une ampleur inaccoutumés dont on n’a pas perdu le souvenir, et le dernier congrès des Orientalistes tenu à Genève, par une heureuse innovation, a ouvert une section Grèce-Orient, consacrée à l’étude des rapports de la Grèce antique avec l’Orient. Il est impossible, en effet, de toucher aux origines de la Grèce sans se heurter à la Phénicie, à l’Egypte, à l’Assyrie ; l’Histoire de l’Art dans l’antiquité, de M. Georges Perrot, en fournit presque à chaque page la preuve. Sous l’impulsion de son éminent directeur, l’Ecole normale est entrée dans cette voie, et nous avons vu de jeunes savans, nourris dans les études classiques, se tourner du côté de l’Orient et se tailler, pour le plus grand bien de nos études, leur domaine propre dans le champ si vaste de l’antiquité sémitique.

M. Victor Bérard est de ce nombre. Rompant avec les idées reçues, il s’est appliqué à rechercher les traces de la religion phénicienne dans les plus vieux cultes de l’Arcadie qui a été, avec Thèbes, l’un des foyers principaux de la religion grecque, et il l’a fait avec cet enthousiasme et cette ardeur juvénile qui ne