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Piérola et ceux de Cacérès. On m’en donna une bonne raison : au Pérou, quand deux armées se sont battues, leurs deux généraux lancent, le même soir, à la même heure, le même télégramme triomphant ; et les deux partis se félicitent, chacun de leur côté, avec la même ardeur. D’ordinaire, c’est pendant le sommeil des troupes que la victoire se précise, et, le lendemain matin, le héros vaincu et dégrisé constate qu’il a perdu le champ de bataille. Il ne s’explique pas cette merveille et met sur le compte de la nuit ce que l’histoire lui mettra sur le dos. Pendant qu’il dormait, la terre a un peu trop tourné. Aussi les étrangers et les spectateurs des frontières ne s’émeuvent pas pour une dépêche, ni même pour deux. Ils attendent patiemment la défaite suprême. Puis, il faut l’avouer, le Pérou, toujours en ébullition, a blasé ses voisins sur les péripéties des luttes intestines. On se dit : « Tiens, c’est aujourd’hui qu’on va s’égorger à Lima », du même ton que les gens de Beaucaire doivent se dire : « Tiens, c’est aujourd’hui que les Tarasconnais promènent leur Tarasque. »

Au fond, rien n’est plus douloureux que d’assister aux dernières convulsions d’une république qui agonise et ne reprend conscience d’elle-même que pour se frapper et élargir les plaies. Il n’y a point d’Etat au monde où le sang ait plus abondamment trempé la terre. Son histoire s’ouvre par un massacre de dix mille Indiens, qui dura un quart d’heure. Courte et bonne, la saignée ! Mais les Espagnols la payèrent son juste prix. Les fumées du sang les avaient à jamais enivrés, eux et leurs descendais. Quand ils n’eurent plus d’Indiens à tuer, ils se tournèrent les uns contre les autres. Pizarre décapita Almagro, Rada assassina Pizarre. Et la liste des crimes déroula ses rouges anneaux sous le soleil des tropiques. Les autodafés ne s’éteignirent que le jour où la guerre de l’Indépendance embrasa l’Amérique. La république sortit de la fournaise, et ce fut alors comme dans les généalogies lugubrement monotones de la Bible : il y eut un président, qui fut assassiné par un colonel, qui fut assassiné par un avocat, qui fut assassiné par un général. Quand par hasard le pistolet rate ou que le poignard dévie, la mort se commue en exil. Aujourd’hui le général Cacérès, qui avait usurpé le pouvoir, a décampé devant le général Piérola, qui l’usurpa jadis. Mais on s’est fusillé trois jours dans les rues de Lima : à peine convint-on d’un bref armistice pour enterrer les morts, qui devenaient menaçans. Et les raisons de ce carnage ? Il n’y en a pas d’autres que l’ambition stupide de la présidence. Les derniers Péruviens se disputeront encore à main armée l’honneur de gouverner une nécropole. Présidens de cimetière ! Le plus riche pays de l’univers, le pays de l’or, de l’argent, des belles moissons, dont la