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intérieur. Elle lève la tête au bruit de nos pas et sourit. Elle tend même à mes compagnons sa main, où brille un anneau d’or.

— La dueña de casa, me dit l’un d’eux.

Je m’incline et je serre les doigts de cette jolie aïeule. Et mon camarade ajoute :

— Un étranger, un gavacho, señora, débarqué par le dernier vapeur.

La vieille dame m’adresse un gracieux sourire.

— Nous ferons tout, soyez-en sûr, pour vous rendre le séjour d’Antofogasta agréable.

Le jeune homme, qui lisait le journal, a lâché sa lecture, et le voilà déjà au piano, attaquant les premières mesures d’une valse. Il connaît les devoirs d’un bon fils de maison et ne laisse pas languir ses hôtes. Sa mère reste tranquillement dans son fauteuil et se remet à son ouvrage.

Cependant, aux appels de la musique, les six portes, qui donnent sur le vestibule et le patio, s’ouvrent, et six dames apparaissent. Elles s’avancent vers nous. On se salue avec force shake-hands. Un de mes compagnons, probablement son cousin, en embrasse une, et lui plante sur les joues deux baisers, dont la sonorité garantit l’honnête intention. J’admire la modestie de leur tournure et la simplicité de leur toilette : robe montante, bleu marine ou noire, un frêle bouquet à leur corsage, une fleur rouge dans les cheveux, et de la poudre de riz en quantité raisonnable. Elles appartiennent sans doute à cette classe de petites bourgeoises, qui préfèrent au luxe dispendieux des falbalas le plaisir des réceptions plus nombreuses. L’une d’elles cependant, décolletée, pimpante, souliers blancs et robe de satin blanc, affecte des airs évaporés qui me surprennent. Je la soupçonne de khôl autour des yeux et de carmin sur les lèvres. Ce doit être une parente en voyage, qui manque de tact et tâche d’éblouir son milieu provincial. La séduction de ces jeunes dames n’a rien qui provoque l’enthousiasme. Mais elles sont très convenables. Je serais même tenté de leur reprocher un peu de froideur, non envers moi qu’elles ne connaissent pas, mais à l’égard de mes compagnons qu’elles écoutent avec une indifférence polie, rien de plus. Du reste, en l’absence de leurs maris, cette réserve se comprend.

Le bal s’anime : la cueca chilienne succède à la valse et le baïlecito bolivien à la cueca. Il n’en diffère que par une plus grande vivacité de rythme et d’allure. Je regarde les lithographies accrochées au mur : elles sont sévères ; l’une représente une bataille, l’autre un saint en prière qui fait un signe de refus aux tentations, une autre la paisible douceur d’un intérieur familial.