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Quand Fritz se retourne vers elle, le sourire aux lèvres, il voit dans ses yeux qu’elle sait tout.


— Eh bien, Agnès, adieu !
AGNES. — Adieu, Fritz.
FRITZ. — Tu sais que je t’aime !
AGNES. — Moi, Fritz, je t’aimerai toujours.
FRITZ. — Partons ! maintenant ! Au revoir, papa ! Au revoir ! au revoir !


Cela est très émouvant. Dirai-je que l’émotion est de la qualité qu’a évidemment cherchée M. Sudermann ? Je n’oserais. Il a voulu mettre beaucoup de pensées dans cet acte bref et tragique ; je crains qu’il n’y ait réussi qu’en partie. Pour relever l’aventure, pour la nettoyer de son caractère anecdotique, pour lui ôter je ne sais quelle apparence de faits divers qu’elle conserve, il faudrait qu’on la sentît dominée par cette fatalité qui pèse sur certaines âmes, les marque de son sceau, les ennoblit jusque dans leurs fautes. Or, M. Sudermann n’a pas le sentiment de la Fatalité. Il le remplace tant bien que mal par la science des contingences, qu’il possède à un haut degré ; mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Dans les vraies œuvres d’art, l’arrangement des détails est secondaire ; ce qui importe le plus, c’est le « je ne sais quoi » qui les gouverne, comme dans la vie où le Destin nous conduit à ses fins. Nos yeux aveugles ne voient pas comment : seuls, les regards clairvoyans des poètes peuvent plonger dans ce mystère ; c’est pourquoi nous leur demandons de nous en rapporter quelque clarté. Mais il semble qu’en avançant dans sa carrière, M. Sudermann devienne de plus en plus positif, — je n’ose pas dire « terre à terre ». Ses dernières pièces sont extrêmement bien faites ; je n’y retrouve pas l’au-delà qu’il y avait dans la Femme en gris, le Sentier des chats et l’Honneur.


Ce trait s’accentue encore dans le troisième acte de Morituri, qui souleva les protestations les plus vives. Il porte le titre de l’Éternel Masculin : un titre alléchant, mais un peu lourd, car on ne peut s’empêcher de demander beaucoup à l’œuvre qui l’a adopté.

Cette fois, nous sommes à la cour du royaume de Fantaisie. Le peintre est en train de faire le portrait de la Reine, laquelle est belle, et coquette, et s’ennuie. Il a l’air de ne penser qu’à son travail, et c’est tout au plus s’il est poli avec son modèle. La reine lui dit :

— Ce qui peut se passer dans cette salle ne vous émeut donc pas ?

Il répond :

— Excusez, Majesté, la lumière du jour est avare, et pour le reste, — je peins.