Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/628

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

compagnon de voyage, se scandalisa jusqu’à brouille complète. — Tant pis pour lui ! ajoute l’objet de ce courroux, sans condescendre à se justifier autrement et avec le calme parfait d’une bonne conscience.

Mais il est possible que le public américain, qui a, entre autres traits anglo-saxons, le préjugé de « la couleur », joint au goût d’une conclusion morale dans toute œuvre d’art, se soit scandalisé comme le docteur ; il est possible que ces partisans de la civilisation et du progrès, appliqués à tous selon les mêmes formules, il est possible que ces philanthropes, qui envoient aujourd’hui les nègres aux Universités et les Peaux-Rouges aux écoles industrielles, n’aient pas pardonné ses paradoxes à un amoureux déclaré de la barbarie. Est-elle, après tout, d’un bon Américain, cette tirade contre l’annexion possible de Hawaii par les États-Unis : « Quoi, voler à ce peuple si doux son droit d’aînesse et sa couronne ?… Le protéger, à la bonne heure ! Il a, certes, besoin qu’on le protège, ayant été à la merci des blancs sans scrupule, depuis les jours de ce vieux pirate de capitaine Cook. Celui-là a commencé, les baleiniers ont continué et les politiciens achèvent. C’est une histoire révoltante, mais les blancs n’agissent guère autrement dès qu’ils se trouvent en face de mœurs différentes des leurs. Oui, certes, Hawaï a besoin de protection, et l’Amérique est tout naturellement la marraine de l’endroit, mais l’annexer, jamais ! »

Stoddard va jusqu’à reprocher aux missionnaires de démoraliser ces païens innocens au lieu de les rendre meilleurs, et c’est le missionnaire protestant qu’il prend à partie, étant aussi catholique qu’on peut l’être avec une âme ingénue de panthéiste converti. Pas un brin de puritanisme ni de yankeeisme en lui. Voilà bien des raisons pour qu’il ne soit pas populaire !

L’exquise perfection de la forme qui distingue ses plus brèves fantaisies ne pouvait suffire à lui obtenir grâce dans un pays où « l’écriture artiste » est encore un mot dépourvu de sens, où le grand nombre n’a cure de l’expression pittoresque, portant souvent aux nues des auteurs dont le style ne compte pas. Howells qui, avec Henry James, occupe là-bas le premier rang comme critique aussi bien que comme romancier, eut beau placer Stoddard parmi les classiques, la gloire qu’il lui prédisait n’est pas venue.

Quand The prodigal in Tahiti parut d’abord dans une importante revue, the Atlantic Monthly, l’intérêt fut cependant très vif. On y sentit le caractère même de la vérité, on fut sensible à l’humour qui pétillait à chaque ligne, et le sujet était de ceux qui plaisent à un peuple aventureux. C’est, racontée par lui-même, l’histoire de l’enfant prodigue, un fils de famille que son caprice