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en emportant ce qu’il croit être la richesse, une liasse poudreuse d’actions qui assurent à leur maître une part plus ou moins chimérique dans des mines d’argent au Mexique. Deux lignes datées de Santa Cruz expliquent son projet : « Je suis parti avec ma femme. Aloha ! »

La transplantation aboutit donc pour le sauvage à l’ivrognerie, au vol, au vice, à la mort, et le seul contact de l’homme blanc est un malheur pour lui.

Mais plus je lisais les Idylles des mers du Sud, plus il me semblait que l’homme blanc devait gagner au contraire à son intimité avec le sauvage, tant m’apparaissait naïve et charmante la personnalité de Charles Stoddard, poète et humoriste, si franchement sentimental et si finement ironique, sauvage lui-même, au moins à demi, car il l’a dit et répété : « Tous les rites de la sauvagerie trouvent un écho sympathique dans mon cœur. C’est comme si je me rappelais quelque chose d’oublié depuis longtemps et de si cher ! Il faut croire que l’esprit indompté de quelque ancêtre aborigène précipite le cours de mon sang. »

Imaginatif et impressionnable, ces deux épithètes, qu’il applique toujours à ses amis les insulaires, lui conviennent à merveille.


III

Quand j’arrivai à Washington, le désir de faire connaissance avec le Capitole, la Maison blanche, l’obélisque, ou même d’assister aux séances du sénat et du congrès, était moins vif chez moi que celui de rencontrer l’auteur des South sea Idyls. Mon premier soin fut de lui envoyer un mot d’invitation et, l’ayant vu, son œuvre me captiva davantage encore, car je compris tout ce qu’il y avait mis de passion vraie. L’adolescent qui alla de si bonne heure prendre à Tahiti le mal de regret dont il ne guérira jamais, a maintenant beaucoup de cheveux blancs, mais il sera toujours jeune par la vivacité des sentimens, par le besoin de se créer des idoles, quitte à découvrir le lendemain, sans aucune amertume, qu’elles sont d’argile. La France l’intéresse tout particulièrement, il connaît ses gloires littéraires, il en parle avec chaleur et avec goût. J’admirai l’absence complète de retour sur lui-même et de jalousie d’artiste dont il fit preuve en exaltant le Mariage de Loti, en déclarant que rien de plus parfait n’avait été écrit sur son île bien-aimée. Ce fut presque en riant qu’il me conta que l’édition bostonienne de ses Nouvelles, éparses auparavant dans les magazines, avait eu le malheur de paraître à la veille de la panique financière de 1873, de sorte que personne n’y avait