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pris garde ; d’autre part, un éditeur de Londres lui avait dit avec dédain que jamais il n’imprimerait ce livre sous un titre aussi déplaisant qui pouvait faire redouter des vers ! De sorte qu’il dut le baptiser de nouveau : Croisières d’été dans les mers du Sud.

« J’ai fait cinq de ces croisières-là, et, la dernière fois, j’ai rendu visite à Rarahu. Je l’ai trouvée, ajouta-t-il d’un ton de tendre ménagement, je l’ai trouvée un peu fanée. » Le mot me parut doux, à moi qui me rappelais une certaine photographie de cette bacchante sur le retour.

Mais Charles Stoddard est de ceux qui ne frapperaient pas, fût-ce avec une fleur, une femme, fût-elle simple sauvage. Il a eu l’occasion, au cours de ses voyages, de connaître Adah Menken, qui lui a adressé des vers mélancoliques, et il est resté convaincu que le corps sans défaut de ce Mazeppa féminin logeait une âme profonde. Cette simplicité d’enfant, cette bonté peinte sur toutes les lignes d’un beau visage fatigué par la vie, cet abandon génial dans la conversation, ce mélange qu’ont aussi, paraît-il, les insulaires du Pacifique, de distinction parfaite et d’étonnante spontanéité, tout cela m’expliqua dès la première rencontre l’appréciation de son ami La Farge. Le tourment d’écrire n’existe pas pour lui qui n’aima jamais que la rêverie nonchalante ; d’autant plus prodigue-t-il on causant les richesses de son imagination. Je m’efforçai de découvrir ce qui, dans les Idylles, était de l’autobiographie, et je crus comprendre qu’il n’avait rien ou presque rien ajouté aux souvenirs de jeunesse qui concernent Kahèle. Je ne pus lui faire dire en revanche si vraiment le chasseur de perles des îles Pomotou, qui portait en nageant une demi-douzaine d’œufs derrière lui dans sa chevelure nattée, lui avait tout de bon, devant une alternative de vie ou de mort, donné son sang à boire en se coupant une artère.

— Ils sont capables de cela, capables de tout en fait de dévouement, répondit-il. Un chrétien pourrait-il être meilleur que ces païens-là ? Pourquoi entreprendre de les changer, de les déformer en les civilisant ? On ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres, et dans ces outres-là il ne faut mettre aucun vin. Elles ne sont faites que pour contenir l’eau pure des sources. Ils en ont pour si peu de temps, les pauvres ! Quand on se promène durant ces nuits trop belles pour permettre le sommeil, on entend une toux de mauvais augure dans les cases devant lesquelles on passe, et il vous semble marcher sur des tombes à demi creusées ! »

Je lui rappelai les lignes qui terminent son Enfant prodigue à Tahiti, — quand il dit comment, du bateau qui l’emportait, lui apparut de loin l’île pâlissante, ces glorieux pics verdoyans qui