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s’habituer. Les ténèbres étaient venues, le silence qui les accompagne n’était rompu que par le clapotement de l’eau sous quelque rame passagère ou par le bris lointain des vagues contre un récif. Toujours cependant les affligés restaient couchés sur le pont d’où leurs yeux en pleurs avaient aperçu pour la dernière fois la forme presque évanouie des êtres aimés que, vivans, ils ne devaient plus revoir. Car ces âmes navrées, mais soumises, qui venaient d’être englouties dans la transfiguration d’un coucher de soleil, étaient des lépreux voués sans espérance au bannissement éternel et emportés dans la nuit vers cette île à peine distincte dont le rivage mélancolique est le seul refuge de ces otages de la mort, une île solitaire, silencieuse, sereine comme la terre même des rêves : Molokaï[1]. »

Une première fois déjà, vingt années auparavant, Charles Stoddard était allé à Molokaï. L’établissement était alors beaucoup moins considérable qu’il ne l’est aujourd’hui, car ceux qu’une loi rigoureuse, mais nécessaire, oblige à l’habiter, s’éparpillaient alors de tous côtés, propageant le mal. Les précautions qui ont été prises depuis rendent très difficiles ces visites des curieux. Le voyageur dut attendre longtemps une permission du service de santé. Pourvu enfin de ce passeport indispensable, il se joignit aux médecins du gouvernement qui allaient faire leur tournée professionnelle, et, à l’automne de 1884, le trio cingla vers Molokaï pour aborder au port principal. Ils commencèrent ensuite la longue et pénible ascension vers les falaises qui défendent contre toute fuite et toute approche la colonie des lépreux.

Au sommet d’un haut plateau herbu, fertile et boisé, le surintendant de cette colonie se tient entre le monde et ceux qui déjà ne lui appartiennent plus. Dans sa demeure, une hospitalité toute patriarcale est exercée. Après quoi la chevauchée continue à travers d’admirables campagnes rendues mélancoliques par les ruines d’une nation qui tend à disparaître : murs écroulés, jardins déserts, enclos qui indiquent des héritages que nul ne recueille plus. C’est là, dans toutes ces îles mystérieuses, la dernière trace des grandes traditions rappelées par les chants du passé, les meles qu’entonne encore la voix chevrotante des vieillards, mais qui deviennent de plus en plus rares, — terre d’héroïsme et de magie, sur laquelle plane un arrêt définitif du destin, solitude fertile et embaumée où l’on a la sensation de vivre et d’agir en rêve. Une barrière rustique réveilla les cavaliers, qui se trouvèrent soudain devant un précipice vertigineux à trois mille pieds dans

  1. Il y a en outre une espèce de succursale, l’hôpital de Kakaako, près d’Hono-lulu, dirigé par des sœurs Franciscaines et où sont traités les cas douteux avant l’exil définitif.