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menant à bien ses entreprises, connaisseur en beaux-arts, d’esprit très cultivé, et qui fit preuve dans son malheur d’une grande noblesse de sentimens. Dorothée n’eut jamais qu’à se louer de son caractère, de ses procédés ; mais il avait un tort impardonnable : il n’était pas l’homme de ses rêves.

En 1797, elle fit la connaissance de Frédéric Schlegel, et, sur-le-champ, frappée de la foudre, elle décida que c’était l’homme idéal, qu’elle avait été mise au monde pour l’aimer et le servir. Il est difficile de comprendre quel invincible attrait pouvait avoir pour cette femme distinguée et de goûts délicats l’auteur de Lucinde, roman fort licencieux et très peu divertissant. Frédéric Schlegel était assurément un homme de talent et d’une riche instruction ; mais il avait l’esprit guindé, frelaté, sophistiqué, un cœur très sec, un amour-propre jaloux et pointu, et d’étranges notions sur l’honneur : il n’hésita pas un moment à accepter les subsides du mari délaissé, qui continuait de pourvoir à la subsistance de sa femme infidèle et des enfans qu’on lui avait pris. Dorothée ne se lassa jamais de son idole ; son faux grand homme exerçait sur elle une étrange fascination, et jamais le bandeau ne tomba. Dix ans après leur union, elle lui écrivait : « Comme les étoiles, tes regards sont les messagers du soleil, les témoins et les garans de son retour. Combien triste est mon pèlerinage quand tes yeux ne l’éclairent pas ! »

Ayant l’âme sensible, elle se reprochait d’avoir, par son abandon, causé un inguérissable chagrin à son premier mari, et étant devenue une fervente catholique, elle éprouvait quelque confusion de s’être donnée à l’homme de ses rêves avant de l’avoir épousé. Mais elle ne se repentit jamais d’avoir obéi à l’impulsion de son cœur ; elle avait exécuté un décret divin. Elle a écrit un roman, Florentin, qui est la glorification du parfait amour : « Oh ! bonheur d’aimer, célestes transports ! Oh ! présent des dieux qui fait la félicité des hommes !… » On eût été mal venu à lui parler de l’émancipation des femmes ; elle se souciait peu qu’on leur octroyât des droits civils ou politiques, qu’on les mît en état de gagner elles-mêmes leur pain, d’acquérir une instruction scientifique et des diplômes universitaires. Elle posait en principe qu’une femme ne doit pas avoir d’autres idées que celles de l’homme qu’elle aime, ni d’autre affaire que d’admirer son génie, ni d’autre vie qu’une vie de reflet, ni d’autre bonheur que la béatitude d’une plante qui se chauffe à son soleil : « — Il sera ton maître et ton seigneur ! disait-elle. Cette parole de l’Eternel est moins une maxime de morale que l’expression d’une loi de la nature et un tendre avertissement. La domination déraisonnable des hommes peut rendre les femmes malheureuses ; sans cette domination, elles sont perdues sans retour, elles ne sont plus rien. » Si l’un des orateurs du congrès féministe de Berlin avait exposé à la tribune les théories de Dorothée Schlegel, l’auditoire tout entier l’eût sifflé et conspué.