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contraire. On ne voit pas que la génération allemande qui avait douze ans le jour d’Iéna en soit restée si déprimée. Le mal de Raymond est en lui, et l’année terrible n’a rien à faire là-dedans. — Quant à Louisette Rougier, elle a épousé un homme de vingt ans plus âgé qu’elle ; et cette différence d’âge servira à rendre le dénouement acceptable, mais à cela seulement : car il est clair que, le mari de Louisette fût-il un jeune homme (à moins que ce ne fût Raymond lui-même), son compte est bon du jour où ledit Raymond passe sur le chemin de la jeune femme.

Ce qui est sûr, et ce qui rend par-là même toute explication superflue, c’est que Louisette et Raymond se sont harponnés et se tiennent par toute leur idiosyncrasie nerveuse. Et je ne sais plus du tout quelles paroles tendres, brûlantes et un peu cyniques ils échangent dans leur premier entretien : mais je sais que M. Albert Guinon a su nous y donner l’impression que j’ai dite, et que cela est un mérite rare, car ça devient joliment difficile à faire, une conversation d’amour « pour de bon », et même de cet amour-là.

Au moment où ils sont le plus échauffés (la chose se passe dans quelque Trouville, et ils ont pu, pendant un mois, s’en donner goulûment, Rougier étant retenu à Paris par ses affaires), le mari survient à l’improviste. Louisette lui présente Raymond. Le mari lui serre la main : « Enchanté, monsieur… » puis dit à sa femme avec bonhomie : « Il est tard, je suis las, allons nous coucher. » Et voilà, certes, un sujet crânement posé.

L’autre scène qui m’est restée clairement présente, c’est quand, à Paris, quelques semaines après, la femme ayant été contrainte d’avouer à l’amant le « partage » avec le mari, l’idée de ce partage, irréparablement évoquée par leurs propres paroles, surgit entre eux, précise, affolante, et les fait se torturer l’un l’autre, désespérément. Ici encore, M. Albert Guinon, — sans doute à force d’y songer, — a eu la fortune d’exprimer totalement leur souffrance, comme il avait su, auparavant, exprimer totalement leur désir. Il a trouvé des mots qui ne sont point dans Fanny, ni ailleurs, je crois ; celui-ci, par exemple : « Tu souffres de me partager ? que dirai-je, moi qu’on partage ? » et d’autres cris moins lapidaires, mais peut-être aussi beaux. Une seule solution : c’est de s’en aller ensemble n’importe où, Louisette abandonnera sa fille, quoiqu’elle soit très bonne mère. Car c’est cela, l’amour. Là-dessus entre le mari, qui guettait derrière une porte. Louisette tombe comme une masse entre les deux hommes (vous ai-je dit qu’elle avait une maladie de cœur ? ). Le mari et l’amant regardent le corps gisant de leur femme… Et la pièce pourrait finir là, si le public admettait qu’une pièce pût finir dès que l’auteur n’a plus rien à nous dire d’important.