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dont il fut jadis bercé par elle. (La scène est exquise.) Et puis il repart, étant le Désir, le Rêve, l’Inquiétude.

Devenu chercheur d’or, et riche, il est dépouillé par ses amis. Nous le retrouvons prophète, en pays musulman, et entouré d’almées dansantes. De cela aussi il se dégoûte parce qu’une de ces belles personnes, à qui il veut « donner une âme », lui répond qu’elle préfère un bijou. Il monte sur un bateau, où le secoue une fort belle tempête, et où un vieux médecin matérialiste lui tient des propos bizarres et déprimans. De retour au pays, il rencontre un autre personnage singulier, le Fondeur, qui lui propose de refondre son âme incomplète en y ajoutant ce qui lui manquait (une croyance, sans doute, et un peu plus de suite dans les idées). Et il meurt enfin dans les bras de Solweig vieillie, mais fidèle, en confessant qu’il n’aurait jamais dû la quitter.

Et ainsi Peer Gynt, c’est la Coupe et les Livres, ou très peu s’en faut. Même orgueil chez Peer et chez Franck, même dégoût de la réa-. lité présente, mêmes désirs immenses et indéterminés, mêmes révoltes frénétiques, et même inquiétude invincible. Solweig, c’est Déidamia. La courtisane Belcolore représente la luxure, comme les Trolls, mais beaucoup plus gracieusement. Vers le milieu du poème, Peer se repose un moment près de Solweig, comme Franck près de Déidamia endormie ; et l’un et l’autre garde, au travers de ses aventures, le souvenir de la petite amie aux blondes tresses. Peer recherche la gloire de chef de religion, comme Franck la gloire de chef d’armée. Et si Déidamia est poignardée dans les bras de Franck, Peer retrouve Solweig vieille femme, et cela revient donc à peu près au même.

Mais l’idée est beaucoup plus claire dans la Coupe et les Lèvres et surtout se déroule en épisodes d’un intérêt autrement lié et soutenu. Et quant à la forme…

On oublie trop que le Musset des dernières années, refroidi et rétréci, disciple de Régnier et de La Fontaine, auteur des lettres, un peu chétives, de Dupuis et Cotonnet, poète tari du Songe d’Auguste, classique et gaulois avec une affectation agressive, n’était plus du tout le vrai Musset. Car c’est entre dix-huit et vingt-cinq ans qu’il eut du génie : c’est donc là qu’il le faut considérer et c’est là qu’il vous emplit de stupeur.

Tous les autres romantiques sont de purs latins, sauf Lamartine, qui est un Hindou. Victor Hugo commence par être le continuateur d’Ecouchard-Lebrun. Quand son génie éclatera, il ne cessera jamais d’être parfaitement ordonné et régulier, de soumettre à des alignemens irréprochables son lyrisme débordant, de faire des images justes et des métaphores qui se suivent. Il en fera davantage, voilà tout. Il appliquera le compas de Boileau à des édifices d’une richesse et d’une énormité que l’auteur de l’Art poétique n’avait point prévues : mais ce