Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/770

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

général, entre le port et le geste pathétique des personnages et leur caractère ou fonction. Pourquoi, par exemple, cet air courroucé chez Ézéchiel, cette tournure impétueuse et impossible chez la Sibylle libyque ? Pourquoi cette tension, cette contorsion chez de superbes adolescens taillés en Hercules — les Ignudi — et dont l’unique effort consistait à tenir le bout d’une guirlande ? Un Mantegna et un Raphaël y auraient employé de gracieux petits génies, un peintre de l’antiquité quelques belles filles à longue chevelure… Des putti pour supporter d’énormes architraves en marbre, et des athlètes pour soulever des chaînes de fleurs : n’était-ce pas là une gageure contre toute raison des choses ? Et la draperie qui suivait si rarement les lignes du corps et ses mouvemens ; qui, sur le même corps, était à la fois serrée et bouffante, étroitement collée par endroit, et par endroit comme emportée par le vent ! La plupart de ces géans si étrangement assis, accroupis ou ramassés, ne se tenaient en place et en équilibre que par la plus audacieuse des fictions ; et aucun d’eux n’aurait pu se lever et marcher sans ébranler l’univers et faire sauter le cadre de la nature.

Nul égard du reste pour le spectateur : nul souci de lui ménager une vue d’ensemble, de lui rapprocher par des raccourcis de perspective une peinture élevée si haut et qui, dans bien de ses parties, échappait complètement à l’œil nu[1]. En revanche, une distribution aussi insolite que bizarre de la surface au moyen d’une architecture simulée et d’une décoration fantaisiste qui ne pouvaient qu’ajouter, l’une et l’autre, au trouble déjà si grand des sens. Les scènes historiques se déroulaient horizontalement au plafond sur une échelle inégale, séparées entre elles par les arcs surbaissés de je ne sais quel temple hypèthre, orné de statues polychromes pantelantes. Les colosses isolés sur les pentes de la voûte étaient emménages dans une suite monotone de niches dont les cariatides, représentées par vingt-quatre couples d’enfans en goguettes, formaient la disparate la plus étrange avec l’entablement massif et lourd qui était censé reposer sur leurs épaules. Quel écrasant étalage enfin de formes humaines ; quelle profusion immense de putti et d’ignudi, quel oubli de ce précepte

  1. Malgré tout son enthousiasme pour les peintures de la vôlta, Vasari ne laisse pas de glisser une critique discrète sur l’absence de prospettive che scortino et le manque de redula ferma. — Bramante avait dès l’origine dit au pape Jules II que Buonarroti ne saurait exécuter des figures vues d’en bas et en raccourci (figure alte e in iscorcio) « ce qui était tout autre chose que de peindre de plain-pied (diphigere in terra). » Voyez la lettre si curieuse de Pietro Rosselli à Michel-Ange, du 6 mai 1506 (Gotti, Vita, I, p. 46). Buonarroti aurait certes pu exécuter l’iscorcio tout comme un Mantegna ou un Melozzo ; mais il a dédaigné de vouloir faire illusion : son sentiment intime de sculpteur s’y opposait.