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hommes dans les attitudes les plus dépouillées et les plus humiliantes ; connaître non seulement les larmes les plus inavouées des femmes et des jeunes filles, les souffrances que nul ne soupçonne, les déshonneurs domestiques et les crimes familiaux, mais encore les tares et les secrets du corps, plus durs à livrer quelquefois que ceux de l’âme ; et, aussi, imposer à ses victimes reconnaissantes des traitemens, des régimes, des privations, des tortures à l’efficacité desquels on ne croit pas soi-même ; savourer l’idée que, à toute heure de jour, on influe, on pèse sur la vie de malheureux qui ont foi en vous ; qu’on les tient dans sa main, où qu’ils soient ; qu’on peut, à volonté, leur souffler l’espérance ou les bouleverser de terreur… Il y a là, si je ne me trompe, un plaisir de domination, moins fastueux et moins superbe que celui des conquérans et des conducteurs de peuples, mais autrement intense, et plus complet que celui des directeurs spirituels. Et cette volupté, je suis persuadé qu’il est des médecins artistes (qui ne se la refusent pas. Le médecin dilettante, et dilettante jusqu’au satanisme, existe, j’en suis presque sûr.

Conclusion : l’Évasion est une bonne pièce. Une bonne pièce est une pièce où il y a beaucoup de bonnes choses. Les chefs-d’œuvre, c’est la postérité qui les élit dans le tas, quelquefois au petit bonheur. Je voudrais seulement que M. Brieux perdît la superstition de la « pièce à thèse ». Une thèse de théâtre revient presque toujours à quelque vérité morale assez humble et de peu d’originalité (l’Évangile lui-même n’est plus original). En outre, une pièce ne démontre jamais la vérité d’une thèse que pour un cas particulier, et, par suite, n’est intéressante que dans la mesure où la « fable » l’est elle-même et selon ce qu’elle contient de vie, d’observation et de passion bien exprimées. C’est donc toujours, au bout du compte, la fable qui est l’essentiel, et c’est elle qu’il faut nourrir le mieux qu’on peut. La thèse ne doit servir que d’aiguillon, de stimulant pour imaginer une aventure humaine. Sinon, l’on risque de glisser, plus ou moins, à la comédie didactique et pédagogique de Boursault et de Destouches. Là est l’écueil pour M. Brieux.

L’interprétation de l’Evasion est parfaite. Il faut nommer d’abord M. Proudhon, unique dans le rôle du docteur Bertry comme il le fut dans celui de Bellac ; M. Coquelin cadet, infiniment pittoresque en berger rebouteux ; M. Joliet, exquis en « bon docteur » ; Mlle Lara, dont la grâce vraiment jeune et deux ou trois cris sincères n’ont pas démenti nos espérances ; et, puisque toutes et tous furent bons, compléter l’énumération par MM. Paul Mounet, Clerh, Truffier,