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Barrot n’osèrent s’y risquer. Ils défendirent la lettre à Edgar Ney. Elle traduisait dans un élan fier et généreux leur politique, ils ne l’avaient jamais désavouée et ne la désavoueraient jamais ; mais ils ne lurent pas la lettre à Odilon Barrot. De ce jour leur chute fut décidée à l’Elysée.


II

Cette résolution fut d’autant plus facile au Président qu’il avait fini par découvrir que ce ministère, qu’on lui avait présenté comme inévitable, ne subsistait que grâce à son appui, et que la majorité en était autant fatiguée que lui-même. Dans les couloirs on le déchirait ; on lui reprochait ses ménagemens pour les républicains, sa mollesse à destituer et à donner les places aux bien pensans. Si les chefs des partis ne l’attaquaient pas à la tribune, et ne lui refusaient pas leurs votes, ils ne déguisaient pas qu’ils ne se servaient de lui que pour prendre les mesures répressives et que, cette tâche ingrate terminée, ils le congédieraient. Les ministres se défendaient mal contre ces attaques sournoises et souvent y donnaient prétexte, car si parmi eux se trouvaient les esprits les plus honnêtes qu’on pût rencontrer, ils étaient si raides et si bornés en politique que Tocqueville regretta plus d’une fois de n’avoir pas plutôt pour collègues des coquins intelligens[1].

Ce fut Odilon Barrot en personne qui vint révéler au Président ce secret de sa faiblesse. Il convoqua Thiers et Mole à une conférence à l’Elysée et leur dit brusquement que, puisqu’ils étaient si peu satisfaits de lui, il les priait de prendre sa place. Naturellement ils nièrent leur hostilité et refusèrent de prendre la place. Le Président avait gardé le silence. Resté seul avec Barrot, il lui dit : « Croyez-vous que si M. Thiers vous eût pris au mot et consenti à devenir ministre, j’aurais consenti, moi, à lui confier un portefeuille ? Si vous l’aviez, cru, vous vous seriez étrangement trompé »[2].

  1. Tocqueville, p. 345.
  2. Odilon Barrot, t. III, p. 472.