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tous voulaient avoir ce gobelet de Nicolas, gobelet bien désirable il faut l’avouer, émaillé de couleurs vives, marqué au chiffre de l’Empereur. Mais quoi ? ils se sont écrasés, étouffés les uns les autres, et maintenant le sang coule ; les cadavres gisent à terre, on les charge sur des voitures… » L’étendue du désastre se lit à l’animation de leurs discours, aux larmes qui sont dans leurs yeux ; cette horreur dont ils parlent attire par la répulsion même qu’ils ont éprouvée.

Nous roulons vers le lieu de la catastrophe, Dmitri Féodorovitch et moi. La foule fourmille et le Khodynskoe pole poudroie ; des trombes de poussière que le vent promène atteignent et salissent le bleu du ciel. Il y a des gens assis, qui tirent d’un mouchoir replié les provisions distribuées au nom de l’Empereur ; d’autres arrivent par bandes ; le plus grand nombre s’éloigne silencieusement. Nous nous approchons de ces baraques carrées, basses, accolées par leurs sommets suivant leurs diagonales ; la ligne qui se brise pour se prolonger au loin, ouvre vers nous le rentrant d’un angle obtus ; nous approchons avec quelque angoisse ; les gorodovie écartent la haie des curieux ; nous voilà dans ce charnier.

Les corps forment ici un épais monceau autour duquel gisent d : autres cadavres sur le flanc, sur le dos, sur le ventre, allongés, repliés ; les formes de l’agonie sont partout lisibles ; des faces congestionnées s’écrasent et se dissolvent dans des mares noires ; des narines laissent pendre de longues écumes roses ; des fronts meurtris semblent brisés à coups d’assommoir. Les uns ont vécu là avant de mourir une vie d’enfer qui les a tordus et vieillis en peu de minutes, et d’autres sourient, satisfaits de leur mort. Une petite fille dort les mains jointes ; le père, debout, sans larmes, garde l’enfant qui ne s’éveillera plus. Un moujik est à côté de sa femme ; des gens de leur village ont mis sur leurs habits des étiquettes de papier, des passans leur jettent des kopeks pour leur linceul. C’est bien qu’ils s’en aillent ensemble, ces deux pauvres êtres qui s’appartenaient. Un beau gars à la chemise rouge n’entend plus sa mère, qui se lamente et récite à côté de lui ; elle dit qu’il était fort, qu’il était bon, comme elle l’avait élevé… Nous allons au hasard, dans la stupeur. C’est étrange qu’ils aient pu expirer si vite, et qu’il soit tellement impossible à présent de les ranimer. C’est étrange que voici leurs derniers gestes et que leur vie ait duré jusque-là, pas plus loin. L’obscène se mêle au sinistre :