Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On apprend cela en écoutant les privratniks, en déchiffrant des noms quelconques sur des bornes tombales, puis en s’en allant au skit de Vifanie[1] avec d’autres moujiks qui se traînent lourdement sur leurs laptis ; on est heureux d’être leurs frères et de ne pas devoir durer plus qu’eux ; on a vu le bout de la vie, on en attend le terme ; et la chanson de marche qu’on se chante le long- du chemin russe, c’est aussi la chanson russe :


Nous boirons, nous nous promènerons
Et quand la mort viendra, nous mourrons…


VI

Comme pour aider à cette gageure d’évoquer sans cesse le passé et pour nous montrer quelque chose de l’ancienne vie moscovite, la comtesse C… nous invite à dîner ce soir 25 mai dans son palais d’Ostankino.

Le palais, dans sa forme actuelle, date du temps des impératrices, de cette époque où le faste déployé par les souveraines étonnait les Français eux-mêmes, habitués pourtant à la pompe de Versailles. Sous Catherine, en particulier, l’éclat de cette cour qu’on pourrait sous plus d’un rapport comparer à la cour ancienne de Catherine de Médicis eut pour conséquence naturelle le luxe affiché par les grands seigneurs. Moscou vit alors une recherche inouïe dans le costume, dans les équipages, dans la livrée et dans la chère ; des calèches dorées, aux portières desquelles galopaient des hussards empanachés, roulèrent par les rues du grand village, stationnèrent devant les magasins de modistes françaises, attendirent sous la neige durant les longues nuits de bal. Un homme du monde, pour faire figure, vendait par jour cent petites âmes ; un vêtement coûtait une fortune ; et l’on a retenu cette plaisanterie du roi de Pologne sur un gentilhomme entrant dans une ville, « qu’il fallait faire brèche au rempart, puisque ce personnage portait un village autour de soi. »

La plus grande partie de l’aristocratie habitant Pétersbourg, ceux qui se fixaient à Moscou avaient généralement leurs raisons, — les Orlof, par exemple, tenus loin de la capitale depuis que Potemkine plaisait à Catherine. Mais cette noblesse moscovite pouvait se parer de grands noms et de vastes fortunes ; c’étaient les

  1. Nous prononçons Béthanie.