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assassins ; mais s’ils ont quelque devoir difficile à remplir, y apporteront-ils toujours le même courage et le même désintéressement ? Il y a quelques années, la cour d’assises des Bouches-du-Rhône jugeait un jeune homme qui, une fois sorti du lycée, où il avait complètement négligé les lettres pour les sciences, s’était mis à étudier les substances explosibles et avait en vain proposé ses inventions à tous les ministères. Réduit finalement à la misère, il monte en wagon et asphyxie, selon toutes les règles de la science, un compagnon de route, au moyen d’un appareil à chloroforme, avec l’intention de le dépouiller. « J’avais, dit-il au juge d’instruction, longuement médité sur le sort qui m’était réservé dans la société actuelle ; je m’étais dit que, par mes inventions, j’aurais dû occuper une place dans le monde, tandis que je vivais malheureusement inconnu… J’ai pris en haine le genre humain tout entier, et je n’aurais pas hésité à le détruire si je l’avais tenu groupé au bout de mes machines[1]. » Insensé, sans doute ; mais la folie et le crime de ce Caligula de la science nous montrent agrandie la figure du déclassé haineux, nourri de déclamations anti-sociales.

Outre l’influence des idées, et surtout des idées simples, sur les esprits simples eux-mêmes, qu’elles dominent et entraînent, quel est le plus puissant levier qui puisse agir sur le peuple ? L’amour-propre, le souci de l’opinion des autres, l’honneur, qui a une si grande influence dans notre pays. Aussi les sociologues le remarquent-ils avec raison, le premier moyen pour faire que l’homme s’abstienne de certains actes, c’est de les représenter comme déshonorans. Mais si la presse, au contraire, glorifie ou excuse les actes immoraux, elle altère par cela même, avec l’opinion publique, la conscience publique ; elle a préparé le crime, et le criminel n’est plus que l’instrument qui l’exécute.

Comme la conscience des coupables, celle même de leurs juges se déforme sous l’influence des journaux et des livres. Les deux faits les plus frappans de la dernière statistique sont : augmentation de la criminalité contre les personnes qui va dépasser l’autre en France (à l’imitation de l’Espagne et de l’Italie), et diminution de la criminalité contre les biens. Or, sur 100 cas, il y a 30 acquittemens pour crimes contre les personnes, contre 17 seulement pour les attentats contre les biens. « Le vol, dit un

  1. Proal, le Crime et la Peine, Alcan, 1893, p. 188.