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se retrouve pas. Il se remet sous les yeux cette chose qu’il ne peut admettre, et qui est. Pourquoi ces sermens, s’ils devaient mentir ? Pourquoi ces larmes si tu ne m’aimais pas ? Et si tu m’as aimé, pourquoi avoir cessé d’aimer ? C’est le problème dont il retourne avec effroi les données et qui l’affole. C’est l’obsession contre laquelle il se débat. Comme il faut vivre, il cherche un moyen de vivre avec cette torture mortelle. Et comme c’est un besoin pour l’artiste de créer, il cherche le moyen de faire de son tourment lui-même sortir l’œuvre d’art. Sa souffrance devient sa Muse ; elle prend une voix et il ne sait plus que dialoguer avec elle. Elle le presse de se soulager par la plainte ; mais le moment n’est pas venu et il tremble rien qu’à la pensée d’évoquer des douleurs qui briseraient sa lyre. Les sentimens longtemps contenus éclatent enfin, dans leur diversité et leur violence : ce sont tour à tour des essais de se reprendre à la vie et de subites explosions de colère, l’illusion de l’oubli et le retour offensif du mal plus aigu, un flux et un reflux d’impressions tumultueuses et qui nous font désespérer que le calme reparaisse. Il reparaîtra pourtant, et à défaut du pardon que la passion ne connaît pas, on verra se faire l’apaisement, le souvenir s’épure et s’élargit ; l’épreuve passée prend dans l’éloignement sa signification véritable. Le poète sait maintenant que les joies s’enfuient sans laisser de trace et que les jours de bonheur ne valent pas qu’on en parle : la souffrance qui ouvre notre âme à toute sorte d’émotions, qui nous fait communier avec la nature et prendre conscience de nous, est encore ce qu’il y a de meilleur au monde… Cette poésie jaillit du cœur, avec une sincérité dont peut-être n’y a-t-il pas eu d’égale : subitement toute déclamation vaine, toute la fausse rhétorique, celle de l’art et celle du sentiment, ont disparu : il n’y a plus de place que pour la vérité. C’est le fond du cœur qui apparaît, et les régions se découvrent où ne pénètrent ni les caprices de la fantaisie individuelle, ni ceux de la mode. Telle est pour la poésie lyrique elle-même, cette forme par excellence de la poésie personnelle, la condition de la vie et de la durée : il faut qu’elle dépasse les émotions d’un homme et l’expression des sentimens d’un jour, pour arriver jusqu’à ce fond immuable et commun où, par-delà les individus et les temps, toutes les souffrances humaines se reconnaissent et se répondent.


RENE DOUMIC.