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cochinchinois tout différent du premier : non plus rêveur, mais allègre, sautillant et piqué de notes de cristal. Et brusquement, sur une de ces notes-là, saisi et comme mordu au cœur par le regret de son pays et de son art, le musicien s’arrête. En quelques accords admirables de plénitude, il se ressaisit lui-même, il rentre encore une fois et par force dans la vraie musique, la musique pure. Oh ! que M. Jules Lemaître a raison, et qu’il a bien compris tout ce qu’il y a dans l’exotisme de délicieux et de mélancolique à la fois ! « Tandis que nous imaginons de nouveaux aspects de l’univers, il arrive qu’une fois bien entrés dans ces visions, nous y sommes mal à l’aise et vaguement angoissés ; nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l’accoutumance nous a rendues rassurantes. » Cette nostalgie et cette angoisse font la beauté presque tragique de la dernière partie du morceau. La mélopée du début revient ; ses fragmens rompus reparaissent, surtout l’accompagnement, toujours haletant et rauque. En dehors, au-dessus, tantôt se traîne et tantôt s’élance un libre récitatif. Le piano chante, déclame, jette sur l’opiniâtre sauvagerie de l’orchestre une sorte de vocero éperdu. C’est l’Orient toujours ; mais c’est autre chose encore, et plus qu’un paysage singulier et lointain : c’est nous, nous-mêmes, nous tous ; c’est la douleur, l’épouvante, en un mot c’est l’âme humaine, et tous nous la reconnaissons. Pour trouver une fin que rappelle cette fin grandiose, il faut l’aller chercher jusque chez Beethoven, dans l’adagio du trio en . « Beethoven et la rue du Caire panachés », disait-on plaisamment à côté de nous. On ne pouvait mieux dire, mieux caractériser l’exotisme de M. Saint-Saëns, y discerner plus justement la part de la vérité, de la beauté locale, et celle de la beauté générale et de l’universelle vérité. Un chant de bateliers rapporté d’Egypte et fidèlement reproduit, cela peut être de la musique pittoresque ; mais il n’y a qu’un grand musicien pour faire presque du Beethoven avec un chant de bateliers.


CAMILLE BELLAIGUE.