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le général Blanco, successeur immédiat de Martinez Campos, taxait déjà de visions noires les craintes de son lieutenant Polavieja : de 1880 à 1890, cette disposition au sommeil gagna de plus en plus presque tous ceux qui auraient dû veiller. Le songe était parfois interrompu par la sonnerie du télégraphe, annonçant sur tel ou tel point de l’île un complot, un motin, une mutinerie, une promenade de brigands ; mais la guardia civil faisait le geste de son office, le fiscal le geste du sien ; on envoyait deux pauvres diables dans un presidio d’Afrique ; et le gouverneur général se rendormait, après avoir fumé une cigarette : en vérité, cela n’allait pas mal !

À mesure qu’on s’éloigna de 1880, le palais du gouvernement à la Havane fut le lieu de la terre où l’on dormit le mieux. On y dormait, les portes larges ouvertes, dans l’heureux abandon de la nature tropicale ; quiconque passait pouvait entrer, s’asseoir, prendre un verre d’eau, écouter, si c’était l’heure de la causerie, la seule chose sacrée, après le sommeil ; et si c’était l’heure de la sieste, balancer mollement le hamac du gouverneur. Les insurgés d’hier, insurgés de demain, n’étaient pas les moins assidus : bien des fois ils vinrent, bien des fois ils bercèrent cet engourdissement qui leur profitait. Ce n’avait pas été une leçon perdue que la leçon donnée dans l’article premier du Credo maçonnique-séparatiste de Cuba : « Se rappeler premièrement : que nous devons capter les sympathies des péninsulaires par tous les moyens qui sont en notre pouvoir, leur procurant des bénéfices apparens, afin de leur occasionner les plus grands préjudices[1]. » Et si l’aimable accueil était une politique, de la part des Espagnols, les révolutionnaires avaient tout de suite trouvé la contre-politique : un non moins aimable empressement. Par cet empressement ils se créaient en quelque sorte un alibi : et c’était pour l’insurrection prochaine tout profit, puisqu’ils voyaient et entendaient, et que, plus ils se montraient chez le gouverneur général, moins on s’inquiétait de les voir et de les entendre : les murs du palais avaient des yeux et des oreilles, mais n’en avaient que d’un côté : oreilles tendues, yeux braqués d’ennemis irréconciliables, épiant le moment propice.

Cependant les gouverneurs généraux tombaient de l’optimisme dans l’aveuglement. Ce même général Salamanca, qui

  1. J.-B. Casas, la Guerra separatista de Cuba : Appendices.