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le précédait à Cuba, où, du reste, il avait opéré jadis. L’opinion, qui avait fêté le départ de Martinez Campos, fêta pareillement le départ de Weyler. Puis huit mois, dix mois s’écoulèrent. Le général ne bougeait pas et l’Espagne recommençait à s’étonner ; dès qu’elle s’étonne, elle n’est pas loin de s’indigner ; si le saint ne fait pas des miracles sur commande, elle brise la statue du saint ; et avec combien plus de colère, lorsqu’elle s’est résignée à demander ces miracles au diable ! Sollicité, supplié de sortir, le gouverneur général répondait, d’un style quelque peu théâtral : « Attendez ! le général Weyler n’est pas encore arrivé ! » Mais, aux yeux de tous, il était là ; il y était trop. Des histoires couraient : que la Havane a ses délices de Capoue, que Samson avait rencontré Dalila, qu’il avait failli tomber dans le piège. La vérité était bien plus simple : il pleuvait.

Il pleuvait. Le général Weyler ne marchait pas, parce que personne n’eût pu marcher. La guerre était comme suspendue ; de temps en temps seulement, une surprise ou une escarmouche ; partout, les colonnes immobilisées attendaient, l’eau à la ceinture, dans leurs baraquemens inondés, la fin de la saison des pluies. Et les pluies, qui auraient dû cesser vers octobre, ne finissaient pas. — On ne saurait juger d’une guerre à Cuba comme d’une autre guerre. Les expéditions militaires y sont ce qu’elles ne sont nulle part ailleurs, si ce n’est peut-être à Madagascar. À Cuba aussi, les pires ennemis, ce sont la fièvre et la forêt. L’île est allongée de l’ouest à l’est, comme un grand poisson, dont une chaîne de montagnes presque continue figurerait la grosse arête, avec des chaînes latérales ou transversales figurant des arêtes plus petites ; sur les bords, des marais ; entre deux, la manigua, la brousse, ou la prairie. La fièvre habite les côtes, et la forêt, l’espace compris entre le marais et la montagne ; la prairie est épaisse et haute, impénétrable autant que la forêt. Il faut, ici, retourner le mot fameux : le cheval ne passe plus où l’herbe a repoussé. La nature elle-même est insurgée. Il n’y a guère de routes que les sentiers qui escaladent la montagne, ou coupent, d’un fil facile à perdre, le marais, la prairie et la brousse. Quelquefois tout sentier s’efface ; on est réduit, pour se guider, aux procédés des rastreadores et des baqueanos : suivre une trace d’homme ou d’animal, observer les plantes, les feuilles, le sable, la terre, les gouttes d’eau ou de rosée, mâcher et goûter les racines et, si elles sont humides, en déduire la proximité d’un fleuve