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d’elles, tout ce qu’on peut dire de plus favorable à l’intelligence, c’est qu’elle est inutile. Il suffit, si l’on en doute, de lire M. Thiers traitant de critique d’art. « Si jamais un savant vous dit que deux couleurs font mal ensemble, prenez-en note, afin de les mettre le plus souvent possible à côté l’une de l’autre. » — Sera-ce la sensibilité? S’il fallait pencher d’un côté, ce serait de celui-là plutôt que nous pencherions. Car la sensibilité est ce qu’il y a de plus puissant en nous et de plus noble à la fois. « Les hommes deviennent, dans tous les temps, vulgaires, précisément dans la proportion où ils sont incapables de « tact », — ce tact que le mimosa possède le plus parmi les arbres, que la femme pure possède au-dessus de tous les êtres ; cette finesse, cette plénitude de sensation au delà de la raison et qui guide et sanctifie la raison elle-même. La raison ne peut que déterminer ce qui est vrai. C’est la passion de l’humanité qui peut reconnaître ce qui est bon. »

Mais est-ce que la sensation suffit? Tous les êtres ont la sensation. La plante même éprouve quelque chose; est-ce à dire qu’elle éprouve le beau ? Parmi les sensations de l’homme même, n’en est-il pas de tellement diverses qu’elles semblent se distinguer non pas seulement par leurs degrés, mais bien encore par leur nature? Est-ce que sentir le charme d’un rayon frisant sur les eaux lointaines d’un lac, c’est la même chose que sentir le fumet d’un roastbeef ? Cette dernière sensation est beaucoup plus utile, mais l’autre est précisément celle qui nous permettra d’étudier les rapports de la Nature et de l’âme. Bien plus, ce sont ces sensations dites inutiles qui sont les plus puissantes, les plus exquises et les plus indéfiniment renouvelables. « Les plaisirs du goût et du toucher ou toute autre jouissance sensuelle nous sont donnés comme des serviteurs de notre vie et comme des instrumens de sa préservation. Ils nous inclinent à rechercher les choses nécessaires à notre être et par conséquent, dès que ces choses sont trouvées, dès que la fonction physiologique est remplie, ces plaisirs doivent avoir une fin, et si on les prolonge, ce ne peut être qu’artificiellement et sous une haute pénalité. » De même qu’il est très nécessaire de manger pour vivre, il devient très dangereux de vivre pour manger. « Au contraire, les plaisirs de la vue nous sont donnés comme des présens. Ils ne répondent à aucune nécessité de la simple existence. La distinction de tout ce qui nous est utile ou nuisible pourrait être faite et est souvent faite par