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l’œil sans qu’il reçoive le plus léger plaisir visuel. Nous aurions pu apprendre à distinguer les fruits et la graine des fleurs sans éprouver aucun plaisir supérieur à leur aspect. — Et comme ces plaisirs n’ont pas de fonctions à remplir, il n’y a pas de limites à leur durée, dans l’accomplissement de leur fin, car ils existent en eux-mêmes et ainsi peuvent être perpétuels avec chacun de nous, la répétition ne détruisant nullement leur charme, mais l’augmentant au contraire. Ici donc, nous trouvons une base très suffisante pour une estimation supérieure de ces plaisirs, d’abord en ce qu’ils sont éternels et inépuisables et secondement en ce qu’ils sont non des instrumens de la vie, mais un objet de la vie. Or, en tout ce qui est objet de la vie, en tout ce qui peut être désiré à l’infini et pour soi-même, nous pouvons être sûrs qu’il y a quelque chose de divin... »

La faculté qui perçoit le Beau n’est donc pas la sensibilité brute. Quelque chose d’autre s’y mêle qui la sauve de ce qu’elle a d’animal et qui prolonge ce qu’elle a d’éphémère. Quelque chose s’y lie étroitement qui, à la violence obscure de ce qui est sensuel, unit la paix limpide de ce qui est pensif. Rappelez-vous donc, pour vous en convaincre, ce que vous éprouvez devant l’horizon que vous aimez le mieux, aux saisons et aux heures les plus révélatrices ; rappelez-vous ce que vous avez senti devant ce coin de terre que chacun de nous a aperçu, un jour, par la fenêtre d’un wagon, dont il a dit : J’y reviendrai, j’y passerai ma vie, — et où il n’est jamais revenu... C’est d’abord un plaisir sensuel, mais il est accompagné de tant de joie, d’amour pour l’objet, d’une espèce de vénération pour sa cause inconnue, une gratitude envers la Beauté d’être ce qu’elle est, de l’être pour nous qui seuls avons des yeux pour la voir, — à moins que, comme dans les tableaux primitifs, la même Vierge et les mêmes fleurs que contemplent sur la terre les chevaliers et donateurs, ne soient aussi contemplées du haut des nuages par un vieillard puissant et ses anges fidèles... « Or aucune idée ne peut être le moins du monde considérée comme une idée de beauté tant qu’elle ne s’est pas élevée à ces émotions, pas plus que nous ne pouvons dire que nous avons une idée d’une lettre dont nous avons seulement perçu le parfum et la belle écriture, sans avoir compris son contenu, ou son intention. Et comme ces émotions ne peuvent, en aucune façon, résulter de ni être obtenues par aucune opération de l’intelligence, il est évident que la sensation de beauté n’est pas sensuelle