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peinture chrétienne, dans les fresques de Giotto et des Siennois primitifs : et ce n’est guère que depuis notre siècle que les peintres s’en sont communément départis. Quatre cents ans durant, les Italiens ont placé en Italie les scènes de l’Évangile, les Flamands dans les Flandres, et les Hollandais en Hollande. Paysages, intérieurs, costumes, et jusqu’aux figures, tout cela dans leurs ouvrages était pris directement à leur temps et à leur pays ; et ce qu’ils y mêlaient de fantaisie n’avait rien, non plus, de très historique. C’est ainsi qu’on peut voir au Louvre un Christ descendu de la croix sur les hauteurs de Montrouge, avec l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, la Seine, et la butte Montmartre formant l’horizon. Une Annonciation, attribuée jadis à Juste d’Allemagne, et qui doit bien être en effet d’un maître d’origine allemande, nous montre une Vierge blonde et grasse, attendant le salut de l’ange sur le seuil d’une élégante villa, dans un frais paysage de la plaine lombarde. La Sainte Famille de Rembrandt, au Salon carré, est si profondément dénuée de toute vraisemblance historique, la Hollande du XVIIe siècle y est si complètement substituée à la Palestine du temps des Hérodes, que nous n’avons pas même osé lui laisser son vieux titre : elle n’est plus désormais que le Ménage du menuisier. Dans un curieux Christ mort sur les genoux de la Vierge, de Cosimo Tura, au Musée municipal de Venise, la Vierge est une petite paysanne de quinze ou seize ans, au type mantouan fortement accusé : elle est assise sous un citronnier, et un singe la contemple avec des grimaces comiques, tandis que, pensive et les yeux baissés, elle baise tendrement la main de son fils.

Ce sont là, certes, des modernismes au moins aussi hardis que ceux de M. de Uhde et de Nicolas Gay; mais qui ne sent combien le point de départ en est différent ! Non pas que, comme on l’a dit, ces peintres anciens aient poussé l’ingénuité jusqu’à concevoir l’univers entier sur le modèle des villages où ils étaient nés. Ils n’ignoraient pas, tout au moins, que Jésus était juif, et, sans être allés en Palestine, le type juif, à coup sûr, leur était connu : ce qui ne les empêchait pas de donner à Jésus, à sa mère, à ses disciples, les figures les moins juives qu’ils pouvaient imaginer, à l’exception du « pauvre Judas » et du mauvais larron, dont ils trouvaient les modèles dans les ghettos de leurs villes. Ils savaient que la véritable vie du Christ avait été tout autre que celle qu’ils peignaient ; mais ils la peignaient ainsi, entre mille raisons.