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Dupleix joignait à l’esprit d’ordre une puissante imagination, dont il s’était servi pour pénétrer tous les secrets des âmes indiennes. C’était un jeu pour lui de les émouvoir, de les séduire, de les subjuguer et de les dompter. On se plaignait à Paris qu’il eût trop de goût pour la représentation, pour les somptuosités, pour les largesses royales. Quand il décida son protégé Mousafer-Singue à venir à Pondichéry se faire proclamer roi du Dékan et de Golconde, il donna à cette cérémonie un éclat extraordinaire et fît lui-même son entrée en grand appareil. Dans une salle tendue de cachemire, de soie, de broderies d’or et de pierreries, il avait fait dresser deux trônes, l’un pour lui, l’autre pour sa magnifique poupée, étincelante de diamans. Les actionnaires, dont cette dépense diminuait les dividendes, lui reprochaient son insupportable vanité. Personne ne fut plus exempt de | vaine gloire; il n’aimait que la vraie. S’il se donna le plaisir de s’asseoir sur un trône, c’est qu’il tenait à conserver « cet air de demi-dieu », qui lui avait valu ses victoires. Mais il y a des choses qu’un actionnaire ne comprendra jamais.

Ce grand diplomate était un stratégiste consommé. Il préparait, il organisait les expéditions, et faisait des plans de campagne où tout était prévu. Mais, n’étant pas solda, il ne pouvait les exécuter lui-même. Il devait s’en remettre du soin de conduire les opérations à ses lieutenans, qui souvent médiocres ou infatués de leurs minces talens, lui attiraient des échecs par leur sottise ou leurs désobéissances. Il s’appliquait à les instruire, à les conseiller ; il les renseignait sur tous les projets, sur tous les mouvemens de l’ennemi. Il leur écrivait : « Tel jour, en tel endroit, vous serez attaqués… Choisissez bien votre camp. Gardez-vous soigneusement… Ne tombez pas dans les fautes de Law. faisant détruire son armée par de petits détachemens. Restez concentrés et agissez par masse. » Selon les cas, il leur prêchait l’audace ou la circonspection : — « Ce que j’attends de vous aujourd’hui, ce n’est pas du brillant, mais du solide. Avec des troupes comme les nôtres, il faut être prudent. Nous ne pouvons pas être Annibal, tâchons d’être Fabius. Oublions pour le moment les grandes opérations, et contentons-nous d’une guerre de chicanes. » Quand ses petites troupes étaient conduites par un Bussy, par un La Touche, la victoire était presque certaine ; mais il eut souvent le chagrin d’apprendre qu’au mépris de leurs instructions, tels officiers incapables ou goutteux avait ni laissé échapper le moment d’agir ou s’étaient exposés inutilement lorsqu’il fallait se réserver.

Malheureusement les Anglais avaient des hommes de guerre, un