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des chrétiens ou bien contraindre la Porte à se réformer, à assurer à tous ses sujets de toute race et de toute religion les garanties d’une administration équitable et paternelle. Dès que les premiers bruits du martyre infligé d’une si implacable façon au peuple d’Arménie se sont répandus on Angleterre, l’opinion s’est soulevée d’un élan unanime, demandant à son gouvernement d’employer la force, même par une intervention isolée, pour désarmer les bourreaux et secourir leurs victimes. On sait en quels termes virulens s’est exprimé l’Old man dont la voix a toujours retenti quand il a cru que l’humanité lui en faisait un devoir. En gens pratiques, les Anglais, qui ne s’obstinent jamais dans de vaines illusions, si généreux qu’en soit le mobile, ont réfléchi, et ils se sont rapidement convaincus que, si leurs flottes peuvent tout entreprendre sur les côtes de la Turquie, jusque dans le Bosphore et sous les murs du palais du sultan, elles ne sauraient prêter aucune aide directe, sans un corps de débarquement, à la province éloignée de la mer où le sang coulait à flots. Leurs hommes d’Etat, ceux qui détiennent le pouvoir en ce moment, ne pouvaient, d’autre part, se dissimuler que l’intervention armée aurait fatalement deux conséquences inévitables : qu’elle provoquerait celle d’autres puissances et qu’elle exciterait les musulmans à se livrer, en Europe comme en Asie, à d’autres excès plus lamentables encore. Ils se sont ainsi persuadés qu’en agissant isolément ils ne seraient pas seulement insuffisans à faire le bien, mais qu’ils aggraveraient le mal et mettraient en outre la paix générale en un grave péril, sans la certitude d’arrêter l’effusion du sang, et avec la perspective, au contraire, d’en inonder la Turquie tout entière.

Si nous ne nous abusons, on aurait pu, à l’origine de ces affligeans événemens, concerter d’un commun accord entre toutes les puissances une mesure salutaire qui, adoptée rapidement, eût été d’un effet immédiat. La Russie comprend au nombre de ses récentes acquisitions la partie septentrionale de l’Arménie, et se trouve ainsi limitrophe du théâtre où se sont déroulés de criminels excès. Si, par une entente unanime, les cabinets lui avaient, avec ou sans l’assentiment de la Porte, demandé d’intervenir, un corps de son armée du Caucase serait arrivé, en deux étapes, au cœur même du pays livré au pillage et à l’assassinat, et il aurait mis fin incontinent à la sinistre tragédie qui s’y accomplissait ; on aurait de la sorte sauvé la plupart des