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populaire — sauf là où le fanatisme révolutionnaire vient la raffermir — a subi un étrange relâchement. Ce n’est plus que d’une prise singulièrement molle que la France tient à ces principes démocratiques et républicains auxquels elle avait voué naguère un culte si fervent.

Quelque chose d’analogue, je crois, s’était manifesté dans ces années du Directoire, où sous les formes de la liberté, avec le personnel de la grande tourmente révolutionnaire, se préparait, dans le scepticisme grandissant, dans le mépris des choses et des hommes, dans la corruption croissante des mœurs publiques et privées, l’avènement du césarisme. Cet air épais et lourd, n’est-ce pas celui que nous respirons ? Ne sentons-nous pas tous vaguement qu’il s’est passé quelque chose de tragique dans l’âme de ce peuple, qu’il a perdu la foi ? Ces grands principes, pour lesquels il se serait fait allègrement casser la tête, il n’y voit plus que des attrape-nigauds. Revenus de tout, les citoyens n’ont plus l’idée saugrenue de s’éprendre d’un bel enthousiasme ni pour l’opposition ni pour le gouvernement. Mais qu’on y prenne garde ! Cet universel détachement n’offre aucun point d’appui. Dans un sol aussi mou et friable, les racines ne sauraient s’enfoncer. Advienne un accident quelconque, que le cours régulier des choses soit un instant troublé, l’état de possession un moment interrompu : immédiatement, devant cet autre fait accompli, la même passivité qui acceptait le régime antérieur se rallie au nouveau régime. La résistance ne saurait où se prendre. Même comme cette lassitude, ce découragement, ce scepticisme recouvrent le plus souvent un grand fonds de dégoût pour les dogmes et les principes du libéralisme, il se trouverait que les indifférens de la veille, ceux qui n’auraient pas levé un doigt pour prévenir une faute ou réparer une erreur, se prendraient le lendemain d’un enthousiasme imprévu pour le nouvel état de choses. Les Français du Directoire subissaient tous les Fructidor et tous les Vendémiaire ; ils n’eussent pas fait un pas pour opérer leur propre salut. Paraît Bonaparte, qui met sa forte main sur le ressort central de l’autorité. Ils l’acclament. Ils le poussent. Ils l’élèvent sur le pavois. Ils lui donnent la force sans laquelle il n’eût pu atteindre le but. Ils lui indiquent le but où cette force doit le mener ; ils font un César de celui qui, sans ce réveil soudain, n’eût peut-être été qu’un Marius ou qu’un Monk.