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très entreprenant et très pratique. Ne demandons pas si la figure est celle de quelqu’un qui a vécu : il y a tel moment où il ne s’en faut de guère qu’elle ne soit vivante dans le livre, et cela seul importe.

Voilà comment, à travailler sur une matière d’histoire et d’histoire toute contemporaine, l’invention du conteur s’est assagie, disciplinée, et des nues où elle se perdait est redescendue sur terre. Veut-on la preuve que la forme nouvelle imposée au roman, que le cadre historique dans lequel s’emprisonne d’ordinaire l’imagination de Sandras est ce qui la préservait des écarts ? Un jour, il a secoué le joug de l’histoire. Nous ne trouverions dans ses Mémoires de la marquise de Fresne ni Richelieu, ni Mazarin, ni aucun des petits ou grands faits de la Régence et du règne de Louis XIV dont la relation remplit aux trois quarts tous ses autres ouvrages. Mais aussi quelles divagations, quel désolant retour à ce poncif de l’aventure dont partout ailleurs il avait réussi à s’écarter ! Mme de Fresne est mariée à un ténébreux coquin qui ne cherche qu’à se débarrasser d’elle, et qui a tout d’abord essayé, mais en vain, de l’empoisonner. Il lui propose un voyage en Italie. Une folle du xviiie siècle disait d’un amant ennuyeux, en l’introduisant dans une société de jolies femmes : « Je l’amène avec moi comme un chien qu’on veut perdre. » C’est ainsi que M. de Fresne conduit sa femme à Gênes. Il y fait la connaissance du corsaire Gendron, et voyant que la marquise lui plaît, offre de la lui vendre. Affaire conclue. Gendron invite Mme de Fresne à souper sur son vaisseau qui est à l’ancre dans le port. Elle estime qu’il y aurait impolitesse à refuser ; elle y va avec son mari, celui-ci s’esquive, retourne seul à Gênes, et vogue la galère. Elle est prise : que diable allait-elle faire sur cette galère ? Notez qu’un second corsaire lui tend huit jours après le même piège, et qu’elle est sur le point d’y donner de nouveau. Cette contemporaine de Molière ne connaissait apparemment pas les Fourberies de Scapin. À bord, elle joue sa Mandane ; elle tient à distance l’amoureux Gendron qui se fait humble, timide, et montre bien qu’il est lui-même apparenté de très près à « l’illustre pirate » du Grand Cyrus. Il obéit à ses moindres volontés ; il promet de quitter le turban, de recevoir le baptême et d’obtenir du pape l’annulation du mariage qui la lie à un indigne époux. Mais, ainsi que l’observe la préface, « les voies de Dieu sont admirables quand il a dessein de rappeler quelqu’un à lui » ; et nous appre-