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quis de Rambouillet rejoint l’armée. Préci, que la maladie retenait à Paris, le voit un matin entrer dans sa chambre, très pâle ; il étend les mains vers lui, rencontre le vide ; il n’a devant lui qu’un fantôme qui murmure : « Tout ce qu’on dit de l’autre monde est vrai ; tu mourras bientôt ; prépare-toi. » Peu de jours après, Préci apprend qu’en effet son ami est mort, et presque aussitôt il est tué lui-même au combat de la porte Saint-Antoine. Que de pages, de Cleveland il y aurait à rapprocher de cette page des Mémoires de Rochefort ! Et, d’autre part, qu’on lise dans ceux de Bouy l’épisode intercalaire de la Jeune Grecque, laquelle trahie par son fiancé le tue, s’enfuit en Italie, y est victime d’une seconde trahison et cherche une seconde fois vengeance le fer à la main, on croira lire le sommaire d’un de ces drames d’amour qui chez Prévost dégénèrent en effroyables tueries.

Ainsi, l’exemple de Sandras confirme un principe dont la critique est en grande partie redevable à M. F. Brunetière. Dans l’histoire des genres, les œuvres les plus belles ne sont pas toujours et forcément les plus importantes. Des œuvres étiquetées romans il n’y en a qu’une entre 1678 et 1715 qui soit d’un écrivain de génie : le Télémaque. Or, loin d’acheminer le roman à son but, le Télémaque, qui est à la fois un traité de morale et un poème en prose, eût achevé plutôt de l’égarer. Un pauvre diable de gazetier dont nous nous souvenons à peine l’a poussé dans la bonne voie. Mais constater ce que Lesage, Marivaux et Prévost doivent à Sandras, ce n’est point porter atteinte à leur gloire : c’est fournir à leurs admirateurs de nouvelles raisons de les aimer. Des matériaux qu’il avait commencé à réunir, qu’il n’avait ni dégrossis ni triés, ils ont créé une œuvre d’art et une forme d’art nouvelle. Ses héros historiques n’avaient qu’un souffle de vie : la petite Manon qui n’a point existé est à jamais vivante.

André Le Breton.