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bleue surnaturelle; il s’étale d’abord dans son large lit tortueux, puis se projette en avant d’un seul saut vertical et se résout à vingt mètres de l’eau en une épaisse cascade écumante, tandis qu’à son contact le roc se colore magiquement dans sa demi-obscurité, et qu’à nos pieds l’onde blanchie de toutes parts semble une vaste mer de lait. Plus loin, sous les nuages qui cachent les sommets, les glaciers, énormes banquises terrestres, s’amoncellent en roulant les uns sur les autres comme les flots d’une mer furieuse. — Un instant le ciel opaque s’éclaire d’un rayon du soleil couchant, et sous le voile rose du brouillard les choses s’illuminent, fantastiques comme de spectrales visions. — Partout la terre est assiégée par l’eau, le nuage, la glace ou la neige, et pressée dans cette étreinte qui l’étouffé, usée par ce perpétuel contact de l’élément qui la ronge, elle agonise, elle meurt : son rôle humain est fini.


L’océan Glacial. Minuit. — Nous approchons de ce Finistère de l’Europe, le cap Nord, en longeant, au milieu des îles ici plus espacées, la côte déchiquetée par le flot dur de cette mer boréale. Terne et lisse, l’eau blême — couleur de mort — semble à peine liquide, pesante comme du plomb en fusion, fatiguée d’errer sans repos dans le désert de l’Océan jusqu’à cet aboutissement polaire et mystérieux. Elle se soulève régulièrement en une houle solennelle et très longue qui roule dans ses profondeurs en remuant à peine la surface liquide, et dans ce calme mouvement de la mer, on croit sentir la large respiration, le tressaillement intime et douloureux d’une gigantesque divinité mythologique. Ce n’est plus ici le monstre terrible et superbe de l’Atlantique, ni le jeune héros brillant de notre Manche, ni l’enfant capricieux et léger de la Méditerranée : c’est un élément très vieux, puissant encore, mais lourd et fatigué de la vie. — Cette mer livide luit d’un éclat mat, huileux et presque hideux, plus lumineuse elle-même que le ciel qu’elle semble éclairer, ce ciel crépusculaire et glauque, strié de longues bandes rouges sous les rayons bas du soleil de minuit. A droite, la terre apparaît toute pâle dans la sécheresse de ses rochers gris ; on dirait que l’intense lumière boréale a absorbé toute sa couleur pendant que le climat la frappait de stérilité. Les collines y dressent leurs formes prismatiques comme en un monde cristallisé. Ici commencent l’immobilité vide et l’éternel silence ; on entre dans le domaine morne et splendide du