Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/888

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vive et tête froide. Les psychologues trouveraient qu’il a beaucoup de traits communs avec les grands politiques et les grands capitaines. A la Bourse, comme sur le champ de bataille, il faut, pour vaincre, la connaissance du terrain, la faculté de prévoir, le sens du réel, et par-dessus tout l’esprit de décision, la hardiesse tempérée de prudence ; et comme le grand politique et le grand capitaine, le vrai spéculateur n’abandonne au hasard que ce qu’il ne peut lui ôter. A lui, aussi, pourrait s’appliquer la devise du maréchal de Moltke : Erst wägen, dann wagen.

Donc spéculer, c’est avant tout prévoir, et partant, il n’y a pas d’affaires sans spéculation, c’est-à-dire sans prévision rationnelle des prix. En ce sens, tout industriel, tout commerçant, tout agriculteur même spécule, quand il fait ses achats ou ses ventes, car tous s’efforcent de vendre ou d’acheter au moment favorable. En finance, comme ailleurs, c’est là le point de départ de toute spéculation : acheter quand les prix sont bas, vendre quand les prix sont chers. Ainsi entendue, la spéculation se retrouve dans tous les pays, à toutes les époques, et elle reste légitime tant qu’elle n’emploie ni la fraude ni la violence. Elle est aussi ancienne que l’homme, aussi ancienne du moins que la vie civilisée. La Bible nous la montre dans l’antique Égypte, et sous une de ses formes les plus contestables. Toute la fortune de Joseph lui vient d’une spéculation sur les blés. Le fils de Jacob prévoit que, après les années d’abondance, viendront les années de disette, et il fait faire par le Pharaon de grands approvisionnemens, si bien que, la famine survenue, il sauve les Egyptiens de la détresse; mais en échange des blés du Pharaon, il force les Egyptiens à céder leurs champs au roi, en sorte que, de propriétaires, il les convertit en simples tenanciers[1]. Qu’est-ce là, si ce n’est de la spéculation, pour ne pas dire de l’accaparement? Joseph était d’Israël, dira quelque antisémite; rien d’étonnant s’il a été un maître spéculateur et accapareur, et si les livres hébreux lui en font un mérite.

La race, hélas ! n’a rien à voir ici, et pour découvrir la spéculation, voire l’accaparement, les « Aryens » n’ont pas eu besoin des Sémites. Les Grecs prêtaient au philosophe Thaïes une opération sur les huiles, non sans analogie avec l’opération sur les blés, attribuée par la Genèse au fils de Rachel. Aristote, loin d’y rien découvrir

  1. Genèse, ch. XLI-XLVII.; voyez notamment ch. XLVII, 19-26.