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moins dignes d’intérêt sont les gens du monde qui n’ont qu’à ne point se mêler à ces périlleuses passes d’armes. Il faut laisser les luttes de Bourse aux gens de Bourse ; la spéculation n’est pas le fait des amateurs ; leur ruine est presque toujours méritée, et les moralistes y devraient applaudir, car, en même temps qu’un juste châtiment pour les coupables, elle est d’un exemple salutaire pour le public.

L’objet principal de l’indignation des bonnes gens, c’est le marché à terme, ce marché fictif où l’on vend ce qu’on n’a point, où l’on achète ce qu’on ne peut payer. Nos lois françaises étaient, dit-on, bien inspirées quand elles ne reconnaissaient pas les opérations à terme, n’y voulant voir qu’un jeu; il a fallu, nous assure-t-on, la prépondérance judaïque pour donner à ces paris de spéculateurs une sanction légale. C’est encore là un des signes de la démoralisation de nos sociétés chrétiennes par les juifs et les judaïsans. Les faits, qui ne flattent personne, nous montrent les choses sous un tout autre jour. Bourse des valeurs ou bourse du commerce, le marché à terme est l’âme de la Bourse; il est le grand régulateur du marché. Sans lui, les grandes affaires sont impossibles. La grande industrie, pas plus que le grand commerce, ne saurait s’en passer : il lui faut compter sur des livraisons de matière première à époques fixes et à prix déterminés, ce qu’elle ne peut obtenir que par des marchés à terme échelonnés. Les compagnies de chemins de fer, l’Etat, tout le premier, pour les besoins de l’armée ou de la flotte, concluent sans cesse des marchés à terme; c’est l’unique moyen de s’assurer d’avance, à prix convenu, le charbon, la farine, les avoines, de se mettre à l’abri des surprises. En ce cas et en bien d’autres, au lieu de constituer un jeu, comme l’imagine le vulgaire, l’opération à découvert supprime la part du hasard. Elle constitue une sorte d’assurance par laquelle un commerçant ou un industriel se couvre d’avance contre les risques de variation des prix, entre l’achat de ses matières premières et la vente de l’objet fabriqué[1].

La vente à terme n’a donc rien en soi que de légitime. Alors même qu’elle ne vise que des différences de cours, elle contribue à l’élargissement et à la stabilité même du marché. C’est, en réalité, le pendule aux oscillations symétriques qui met l’horloge en mouvement et en règle la marche. Il est faux, du reste, que

  1. Voyez, par exemple, dans la Revue du 1er août 1893, l’étude de M. Raphaël-Georges Lévy intitulée : la Spéculation et la Banque.