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à ne le tenir que pour une peinture de mœurs populaires, son Enfant du Iago est une façon d’Assommoir, avec cette différence que les Coupeau, les Gervaise et les Nana de l’East-End sont plus foncièrement dépravés que leurs prototypes de la Chapelle, plus misérables aussi, et que leur débauche est d’un ordre plus bas. Il n’est point question, parmi eux, d’amour, ni de rien qui y ressemble. Mais jamais dans aucun autre roman on n’a volé, on ne s’est enivré, on n’a boxé davantage.

Que M. Morrison se soit proposé, en commençant ce roman, d’offrir à ses compatriotes un Assommoir national, cela ne saurait faire l’ombre d’un doute pour nous. Il a voulu renchérir sur le réalisme de ses contes, peindre des mœurs plus ignobles dans un milieu plus abject. Et cependant, à mesure que l’on poursuit la lecture de son livre, l’impression d’horreur qu’on éprouvait au début s’efface peu à peu, pour céder le pas à une impression d’un tout autre genre. On s’aperçoit que, à son insu peut-être, et tout en ayant visé au naturalisme le plus orthodoxe, l’auteur s’est trouvé amené à produire une œuvre qui n’a plus rien de commun que l’apparence extérieure avec l’Assommoir et tous les romans qui en ont dérivé, et avec ses propres nouvelles d’il y a deux ans. Celles-ci n’avaient d’autre objet que la soi-disant vérité artistique, Les mœurs de l’East-End nous y étaient simplement montrées telles que M. Morrison les avait observées, et à la seule fin de nous renseigner, ou de nous divertir. Nous n’avions pas à en tirer de conclusion, sauf au sujet du talent de l’auteur. C’étaient « des tranches de la vie perçues à travers un tempérament. » Et au contraire, à mesure que nous avançons dans la lecture d’Un Enfant du Iago, les abominations où l’auteur nous fait assister prennent des airs d’argumens. Et au lieu d’une simple peinture nous avons sans cesse davantage l’impression de nous trouver en face d’un réquisitoire, ou plutôt d’un plaidoyer, soutenu d’ailleurs avec une adresse et une discrétion remarquables. L’auteur ne nous dit plus, comme il semblait nous dire dans ses contes : « Voyez quelles aventures étonnantes se passent dans l’East-End ! » mais plutôt, s’adressant à ses compatriotes, il leur demande : « Est-ce que des aventures de ce genre devraient se passer dans votre ville, à deux pas de vos maisons? Et est-ce qu’il ne vous semble pas que, pour qu’elles cessent de se passer, il faudrait d’abord que vous cessiez de mépriser ces misérables autant que vous le faites? » Mais surtout M. Morrison invite ses lecteurs à rechercher, derrière son tableau de la corruption de l’East-End, quelle peut bien être la source première de cette corruption. Par là son roman se distingue des contes qui l’avaient précédé,