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veines d’une agate dans ses premiers plans, et Titien réalise les coquilles des limaçons et les fleurs, dans son œuvre la plus large, sans sacrifier la puissance de l’ensemble et avec un gain très grand pour l’intérêt du tableau, quand on se livre à un examen prolongé. »

Pourtant si, dans le fouillis d’un buisson, serpentent et se croisent par millions les lignes et les nervures, se creusent les trous des folioles, s’insèrent les angles des stipules et des épines, s’enroulent les cercles des sporanges, les ellipses des vrilles, faut-il, parce que toute Nature est belle, que son dessein disparaisse sous le dessin et sous sa richesse, sa beauté ? Non. La nature a ses traits caractéristiques. L’Art doit les exprimer. « Il en est des traits comme des soldats : trois cents connaissant leur force peuvent être plus forts que trois mille, moins sûrs de leur but. » C’est justement ce que veut dire, d’ailleurs, le mot dessiner ou désigner, dans les choses, ces qualités que Taine a définies « des manières d’être essentielles de l’objet. » Mais Taine, comme tous les philosophes, entend que l’artiste doit et peut exercer ce rôle de désignateur, selon sa fantaisie propre, ses penchans humains spéciaux, et son tempérament particulier. Il admet qu’en ce Taisant, l’artiste devient supérieur à son modèle et que, selon la forte et adéquate expression de M. Cherbuliez, il « débrouille la Nature. » Ruskin n’admet point, même pour cet instant, la supériorité de l’Art sur la Nature. L’artiste n’est pas libre de choisir à son gré telle ou telle ligne dans la nature : elle est lui imposée par les conditions mêmes de sa vision. Physiquement, dans un buisson, on ne voit pas tout ; on ne peut pas tout voir… Or « le vrai artiste est celui qui, non seulement affirme bravement ce qu’il voit, mais confesse honnêtement ce qu’il ne voit pas. Vous ne pouvez dessiner tous les poils dans un sourcil, non parce qu’il est sublime de les généraliser, mais parce qu’il est impossible de les voir. Combien de cheveux il y a là, un peintre d’enseignes ou un anatomiste peut le compter, mais combien peu vous en pouvez voir, c’est seulement les maîtres suprêmes : Carpaccio, Tintoret, Reynolds ou Velazquez, qui le comptent ou le savent. » Est-ce que le chiromancien regarde tous les croisillons de la main que vous lui tendez ? Non, il y a en elle quelques lignes qui, seules, marquent toute sa destinée, des lignes fatales.


C’est en saisissant ces lignes maîtresses, lorsque nous ne pouvons les saisir toutes, que la ressemblance et l’expression sont données au portrait,