Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant, on pourrait croire, à l’entendre, qu’il regrette d’être allé se promener si loin. Il prétend que les vrais voyages, les plus amusans et les plus profitables, sont ceux qu’on peut faire sans sortir de sa chambre, que si les voyageurs étaient de bonne foi, s’ils disaient tout, s’ils racontaient leurs souffrances, leurs mélancolies, leurs mécomptes, les valises à défaire et à refaire sans cesse, l’arrivée dans les banales et lugubres chambres d’hôtel, les mauvais lits, l’horripilante table d’hôte « avec ses nourritures indéterminées, nageant dans la fameuse sauce internationale, la même sous toutes les latitudes », les gens qui restent chez eux comprendraient qu’ils ont choisi la bonne part, et l’agence Cook serait près de faire faillite. Il s’est aperçu que ce vaste monde est bien plus petit qu’on ne se l’imagine, qu’on a bientôt fait d’en voir l’envers. Il a rapporté du Japon un bouddha en laque d’or, qui trône, les yeux fermés et les jambes croisées, sur une fleur de lotus épanouie. Il cause souvent avec ce dieu à la fois compatissant et superbe, qui aime à lui répéter que l’univers est une vaine apparence, un rêve, une bulle d’écume. Une des vignettes de son livre reproduit la boiserie polychrome qui orne l’écurie d’un cheval consacré au service d’un temple de Nikko. On y voit trois singes, disciples convaincus de Çakia-Mouni, qu’un arbre enveloppe de ses fleurs parfumées. L’un se bouche les yeux, le second le nez, le troisième les oreilles : ne rien voir, ne rien sentir, ne rien entendre, c’est la sagesse suprême.

Après avoir causé avec Çakia-Mouni, M. Seippel médite le chapitre XX du 1er livre de l’Imitation : — « Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre, les élémens ; or c’est d’eux que tout est fait… Laissez aux hommes vains les choses vaines. Fermez sur vous votre porte. Si vous n’étiez pas sorti et que vous n’eussiez pas entendu quelque bruit du monde, vous seriez demeuré dans cette douce paix ; mais parce que vous aimez à entendre des choses nouvelles, il vous faut supporter ensuite le trouble du cœur. » Et M. Seippel s’est promis de fermer sa porte, d’échapper, en restant chez lui, au bruit du monde et au trouble du cœur. « Il a passé, nous dit-il, les plus belles années de sa jeunesse à courir le monde presque sans interruption, pour arriver à s’avouer une bonne fois à lui-même qu’atout prendre, il n’aime pas les voyages. » Ne le croyez pas, il ment : demain il sentira le besoin de voir des visages jaunes, bruns ou noirs, et de nouveau il bouclera ses malles d’un cœur léger. « La cellule qu’on quitte peu, dit l’Imitation, devient douce ; fréquemment délaissée, elle engendre l’ennui. » Ce n’est pas la sagesse des touristes.