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confortable que sans bruit, sans fumée, la locomotive chauffée au bois entraînait d’une fuite insensible, indéfinie…

Tout cela si proche est pourtant le passé. Ces épisodes : des moyens, rien de plus ; et voici le but atteint. Une dernière porte se ferme, un dernier pas gravit l’escalier… La conscience qui parle répond à ces bruits de la vie qui s’éteignent ; secouant ses souvenirs inutiles, se projetant dans ce cadre nouveau, elle cherche le contact et le conseil des objets.

Des livres, des cartes, un compas sont sur la table. Contre le mur, une gravure du tableau « 1805 », cette œuvre exacte et forte de Meissonier. Le matin d’Austerlitz, à la gauche du front français ; la masse de cavalerie qui tantôt se lancera à la charge et balaiera le champ de bataille, est prête ; Murât, qu’on voit s’éloigner en longeant la ligne, botte à botte avec Bernadotte, étend le bras vers Pratzen et regarde de ce côté le travail de Soult ; il va se retourner tout à l’heure, prendre sa place, tirer son sabre, crier : « A-li-gne-ment ! », emmener les quatre mille chevaux au galop de son cheval. Eux cependant, les dragons, attendent sans observer et sans savoir ; la plupart passivement immobiles, un qui arrange quelque chose à l’intérieur de son casque ; un autre, au second rang, a mis pied à terre ; un officier caresse sa monture impatiente, troublée des bruits tragiques qui passent dans l’air. Et c’est une chose qui émeut de les voir si sains, si calmes et si forts à l’instant d’agir et de mourir.

Pareils à ces cavaliers de la Grande Armée, nous attendions depuis bien longtemps sous le harnais. Mais moi, détaché du rang, je deviens soldat d’avant-postes ; grâce au mot d’ordre européen, je franchis les lignes allemandes, je parais dans le camp russe en hôte et en ami. Ainsi ma présence ici tient à de bien plus grandes choses et je pourrais me flatter de porter sur moi un signe des temps. Mais le mieux sera de me réclamer seulement de la bonté et de l’hospitalité russes. Remplir de mon mieux un rôle d’éclaireur, regarder, interroger, lire, étudier, observer, comparer, puis écrire dans ma langue ce que j’aurai écouté dans celle-ci, révéler à l’armée dont je suis quelque chose de l’armée d’ici, c’est l’œuvre nouvelle à laquelle je me réjouis d’être appelé.

Grande est la complexité du sujet. Sans parler de l’âme qui anime ce grand corps, les formes seules déçoivent et désorientent : d’une part des formations régulières, de l’autre des troupes cosaques, et des dispositions spéciales à chaque province, et des