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chose, ce ne serait encore qu’une opinion particulière, un jugement presque individuel, une boutade, une hallucination. Ce qu’il faut connaître, c’est ce que pense le genre humain, lequel est composé des hommes qui ne sont plus, des hommes qui sont et des hommes qui seront, immense foule relativement à laquelle le genre humain d’aujourd’hui peut être considéré comme un individu. Le jugement des hommes qui seront, nous ne pouvons le connaître que par induction, il est vrai; mais nous pouvons le préjuger par le jugement des hommes qui ont été, et le jugement des hommes qui ont été, ne cherchez pas, c’est le christianisme ; ou cherchez longtemps, vous verrez que c’est le christianisme.

Et dès lors, voilà Lamennais engagé dans un immense effort pour prouver que le christianisme a toujours été la pensée de l’humanité ; car il s’agit de montrer que l’humanité a été chrétienne non seulement depuis le Christ, mais auparavant, ou tout le système tombe. Cette méthode d’apologie, qui a séduit deux grands esprits catholiques du XIXe siècle, Lamennais et de Maistre, mais dont on ne trouve quelques traces, et presque indistinctes, que dans de très rares auteurs chrétiens antérieurs au XIXe siècle, comme Roger Bacon, Huet, Batteux, Bullet, Foucher, Mignot, commençait à s’introduire au temps de Lamennais, et, chose curieuse, grâce précisément aux auteurs antichrétiens. Ceux-ci, pour prouver contre le christianisme, aimaient à montrer que les idées générales du christianisme étaient courantes dans le monde antérieur au Christ. Voltaire use de cet argument, Volney en abuse. Retournant l’argumentation : « Précisément ! disaient les catholiques ; cela prouve que le christianisme est d’origine primitive, s’est conservé sous une première forme, chez le peuple juif, s’est conservé même, sous une forme altérée et confuse, chez les païens, a été établi dans sa forme complète et définitive par le Christ, et, tout compte fait, est éternel. « — De là le christianisme considéré comme un « paganisme nettoyé » dans de Maistre, et « l’universalité du christianisme » dans Lamennais. De là, chez le même Lamennais, cette laborieuse enquête pour prouver que Dieu unique, création, chute de l’homme, médiateur, réparateur, rédempteur, vestiges épars de la révélation primitive, promesses de la révélation définitive, se trouvaient dans toutes les religions antiques.

Cet argument à deux conclusions, très dangereux par conséquent,