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l’île ; mais les forces européennes sont manifestement insuffisantes pour cela, et il semble même que les choses soient en train de tourner bien différemment, puisque ce sont les insurgés qui assiègent les troupes européennes dans les villes qu’elles occupent, et tout d’abord dans la Canée. Les dernières nouvelles (ne sont, à ce sujet, rien moins que rassurantes. Si les flottes européennes ont eu la maladresse initiale de laisser le colonel Vassos débarquer en Crète, à un moment où il était si facile de l’en empêcher, les troupes européennes ne paraissent avoir montré sur terre, ni plus de vigilance, ni plus d’à-propos, puisqu’elles ont permis aux insurgés, conduits par des officiers et assistés par des soldats grecs, de s’emparer des hauteurs qui dominent la Canée, et de couper la ligne par laquelle la ville s’alimente d’eau douce. La situation, d’un moment à l’autre, peut devenir très grave. Depuis plusieurs jours, un conflit se prépare manifestement entre les troupes européennes et les troupes gréco-crétoises ; il est à la veille d’éclater. D’autre part, la proclamation de l’autonomie, évidemment mal comprise par la population à qui elle n’a pas pu être expliquée, n’a pas reçu un bon accueil. Il faudrait du temps pour dissiper les préventions préexistantes. Les insurgés qui ont fait jusqu’ici cause commune avec les Grecs, qui ont combattu avec eux, qui les regardent comme des frères, ne comprennent l’indépendance que sous la forme de l’annexion à la Grèce. Ils ne sont pas assez versés dans les questions de droit des gens pour se rendre compte de ce que peut être l’autonomie, et quand on leur parle de la suzeraineté du sultan, maintenue dans un intérêt qui n’est pas le leur, cet ensemble de choses ne leur dit rien qui vaille. Ils ont tort assurément; mais les choses sont ainsi.

Nous persistons à croire que la politique adoptée par l’Europe est la plus prudente de toutes, et la seule même qui le soit véritablement, à la condition toutefois d’être appliquée par toutes les puissances également. On a beaucoup parlé, dans le débat qui a eu lieu à la Chambre des députés et au Sénat, de ce qu’on a appelé le précédent de 1886. M. de Freycinet était alors ministre des affaires étrangères. Il avait cru que, dans des circonstances qui n’étaient pas sans analogie avec celles d’aujourd’hui, la France devait agir diplomatiquement avec les autres puissances, adresser à la Grèce les mêmes exhortations, exercer sur elle la même pression, aller même très loin dans cette voie, mais pourtant s’abstenir si l’Europe jugeait un jour indispensable d’user de mesures coercitives et de faire intervenir ses forces navales pour établir le blocus le long du littoral hellénique. Cette attitude