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où vont les hommes? et plus les traverses du voyage sont aplanies, plus l’âme n’est-elle pas laissée à ses tourmens intérieurs? Oui, on reliera tous les villages du globe par un réseau fin et serré de fils téléphoniques : les nouvelles qu’on recevra seront-elles de meilleures nouvelles? Oui, enfin, on sillonnera nos routes de ces voitures dételées qui attroupent encore les passans dans les rues : fera-t-on qu’elles soient un plus beau spectacle pour ceux qui les regardent ou qu’elles créent de plus beaux paysages pour ceux qui sont dedans? Si vite qu’elles aillent, arriveront-elles jamais à un autre but qu’à celui auquel nous arrivons tous un jour, — cavaliers et piétons, moines et éclopés même représentés au Campo Santo de Pise, — et est-il bien utile de se hâter vers ce qui est si inévitable hélas! et si commun?...

Puisqu’une même heure voit s’effacer le Bonheur des êtres et la Beauté des choses, puisqu’une même bourrasque emporte les chansons des oiseaux et les chansons des hommes, ne serait-ce pas aux mêmes causes qu’il faudrait attribuer la disparition du calme social et celle des jouissances esthétiques? Et doit-on s’étonner outre mesure si Ruskin a rêvé qu’en restituant au monde la Beauté — Beauté dans la Nature — Beauté dans les corps humains — Beauté dans les âmes — il lui restituerait du même coup le Bonheur?

Or la lèpre qui ronge et détruit la Beauté dans les paysages que nous aimons le mieux, c’est l’industrialisme ou la spéculation, c’est-à-dire tout simplement la richesse... Un pays riche, c’est un pays laid. Ruskin nous conte qu’il a connu autrefois un petit coin de terre, aux sources du Wandle, qu’il estimait le plus délicieux paysage du sud de l’Angleterre. Il lui semblait que jamais eaux plus claires et plus divines n’avaient chanté sans interruption, que jamais fleurs n’avaient plus passionnément brillé que jamais demeures n’avaient adouci le cœur du passant de leur paisible joie à demi cachée et pourtant ouvertement avouée... Vingt ans après, il est retourné à ces sources du Wandle. Tout était changé... « Là juste où le jaillissement de l’eau immaculée, tremblante et pure comme un faisceau de lumière entrait dans l’étang de Carshalton en se taillant un chenal lumineux jusqu’au gravier, au travers d’un réseau d’herbes légères comme des plumes toutes flottantes, qu’elle traversait avec ses