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dans nos faubourgs, tant de membres déjetés, tant de faces livides dans nos prisons? Comment la société peut-elle parler de charité quand il y a encore tant d’injustice, ou de beaux-arts quand il y a encore tant d’horribles vies? Tant que des êtres humains peuvent encore avoir froid ou faim dans le pays qui nous entoure, non seulement il n’y a pas d’art possible, mais il n’est pas possible de discuter que la splendeur du vêtement et du mobilier soit un crime ! Mieux vaut cent fois laisser s’effriter les marbres de Phidias et se faner les couleurs des femmes de Léonard que de voir se flétrir les traits des femmes vivantes et se remplir de larmes les yeux des enfans qui vivent ou qui pourraient vivre si la misère ne les pâlissait déjà de la couleur des tombeaux! Tout l’or donné à l’Art quand la vie en manque est perdu pour l’Esthétique vivante, et c’est une honte de chercher quelque joie dans le luxe des toilettes de quelques femmes quand d’autres femmes manquent de quoi se vêtir et, par le froid, la maladie et la langueur d’une vie insalubre, perdent toute humaine beauté.

Alors les économistes surgissent avec l’ironique sourire qu’ont, dans les portraits d’Holbein, les hommes très savans. Car si l’on attaque le luxe au nom de la charité, au nom de la science ils le défendent. Une de leurs théories les plus chères — et aussi les plus aventurées — est que peu importe la façon dont le riche dépense son or pourvu qu’il le dépense, et même que plus il le dépense en objets de luxe, éphémères, plus il vient efficacement en aide à la société. « Une idée très fausse, dit un Rapport des Councilmen de New-York, est que de vivre luxueusement, de s’habiller d’une façon extravagante, et d’avoir de splendides maisons et équipages, soit une cause de malheurs pour une nation. Rien de plus faux. Chaque extravagance que se permet un homme de cent mille ou d’un million de dollars ajoute à la vie, à la fortune de dix ou de cent hommes qui n’ont rien ou qui ont peu de chose autre que leur travail, leur intelligence et leur goût. Si un homme d’un million de dollars dépense principal et intérêts en dix ans et se trouve réduit à la mendicité au bout de ce temps, il aura fait du bien aux cent qui ont dû à son extravagance d’être employés, d’autant plus riches par la division de la richesse. Il peut être ruiné, mais la nation est plus riche, car cent esprits et corps avec 10 000 dollars chacun sont plus productifs qu’un seul avec un million. »

— Oui, messieurs, répond Ruskin, mais qu’a-t-on fait pendant