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comme les éclairera le même rayon de soleil. Car les couples ainsi unis ne s’en iront pas dans la vie par deux chemins différens selon leurs conditions sociales. Au sortir de l’église, on ne les verra pas les uns monter comme aujourd’hui dans le coupé capitonné, plein de fleurs, les autres gravir le rude escalier des mansardes. Non. A chaque « bachelier » et à chaque « rosière » pauvres, l’Etat donnera un revenu fixe pendant sept ans. A chaque « bachelier » et à chaque « rosière » riches, il retiendra leurs revenus pendant sept ans, sauf une somme égale à celle qu’il servira aux pauvres. De cette façon, riches et pauvres commenceront la route de la vie sous les mêmes auspices : les uns rendus capables de bâtir eux-mêmes pour plus tard le petit édifice de leur fortune, — les autres habitués à une carrière modeste et inclinés par la médiocrité de leur position à chercher leur superflu dans l’exercice d’une profession et leur plaisir dans le travail.

Tout cela est impossible, dira-t-on. Mais Ruskin n’a jamais dit que ce fût possible. Il a seulement dit que c’était indispensable. Il n’a jamais parlé de ces choses que comme on parle d’un, tableau pour lequel manqueraient à la fois la toile et les couleurs et ne les a jamais placées ailleurs que dans l’île de Barataria... Pour remuer le monde, il n’a pas compté sur la raison des hommes, mais sur l’amour,


L’amor che muove il sole e l’altre stelle,


et il a appelé de ses vœux le règne de la femme. Elle est la Dea ex machinâ dans cette douce féerie d’humanité qu’il met à la place de la vie. Quand il désespère de l’homme laid et pervers, il se tourne vers elle, — « dont le premier devoir est la Beauté », — et lui demande naïvement d’être vaillante là où l’homme fut faible, simple là où il fut vaniteux, dévouée là où il fut égoïste. Dans le portrait qu’il nous en fait, nous ne reconnaissons pas la femme savante et fastueuse des Renaissans, l’Isabelle d’Este de Léonard ou de Lorenzo Costa, que vous pouvez voir au Louvre, ni la marquise de Pescaïre du Véronèse, pas même la visiteuse de sainte Anne qui, sur les fresques de Sainte-Marie Nouvelle, s’avance à pas comptés, toute scintillante des gemmes, dont Ghirlandajo, l’homme aux guirlandes, l’enguirlanda. Non. C’est la femme des primitifs, telle que vous l’avez vue chez les vieux maîtres flamands ou toscans de la première époque, assise simple et droite sur quelque chaise seigneuriale au dossier haut, gouvernant sa maison de son