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va mourir, elle disparaît tous les jours un peu, et on peut prévoir l’époque où elle sera complètement anéantie sans laisser d’elle-même aucune trace sur le coin de terre où elle a tâché de se maintenir. Il en est ainsi de toutes les créations des pauvres hommes. Ils refont sans cesse ce rêve de l’immortalité. Ils l’attendent de l’amour, ils l’espèrent de la gloire. Ils organisent des sociétés et fondent des religions. « A quoi bon avoir résisté à la tempête de cette nuit? disait le vieux clocher triste et las, à quoi bon puisqu’il en arrivera d’autres, éternellement d’autres, d’autres tempêtes et d’autres équinoxes, et que je finirai tout de même par passer, moi que les hommes avaient élevé comme un signal de prière, devant demeurer là pour d’incalculables durées ? » Mais tandis que change et passe tout ce qui est de nous, c’est un affligeant contraste et c’est une amère dérision de voir la constance de la nature à reproduire de la même façon les mêmes spectacles. De cette constatation il s’élève une indicible tristesse. Ceux qui ne veulent pas la sentir peser sur eux n’ont qu’un moyen, c’est de n’y pas penser. Qu’ils s’interdisent de promener leurs regards sur des horizons trop vastes ! Qu’ils s’astreignent à ne rien apercevoir au delà du champ où s’exerce leur activité limitée, au delà du but précis qu’ils assignent à leur effort! Une telle tristesse est au fond de l’œuvre que nous analysons et lui donne sa dernière signification. Qui ne voit combien elle diffère de cette mélancolie mièvre ou de cette langueur débile qui traînait entre les pages des premiers livres de M. Loti? Elle est maintenant réfléchie et virile, et non plus maladive et malsaine, mais grave et presque religieuse. Au lieu d’un dépit d’enfant gâté, déçu dans ses caprices, c’est la grande tristesse humaine, inhérente à notre condition elle-même, issue de la conscience que nous prenons de notre fragilité d’éphémères en face de la Nature éternelle et impassible.


RENE DOUMIC.