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nombre de fois, avec les variations d’usage. Pendant longtemps, les défenseurs de l’œuvre se sont contentés de répondre que Gœthe n’avait point voulu soutenir une thèse, mais exposer des faits. Maintenant, ils trouvent mieux : éclairés par la lumière nouvelle que Nietzsche a projetée sur les choses, ils proclament que les Affinités dégagent une haute leçon, qui serait celle-ci : « Seul, l’homme faible subit sa destinée ; le fort se crée la sienne[1]. » Vous reconnaissez là le sel des propos ordinaires du moderne Zarathustra.

Cependant, si l’on se rappelle que ce roman fut composé et rédigé bien peu de temps après l’épisode d’Iéna, si l’on se reporte aux propres déclarations de Gœthe, que nous citions tout à l’heure, ou seulement si l’on lit le livre d’un œil attentif, en écoutant autant qu’on le peut la résonance de chaque phrase dans l’âme de l’auteur, en cherchant la couleur réelle des faits qu’expose son récit, on reconnaîtra qu’à n’en point douter, il raconte tout simplement. « La seule composition un peu compliquée à laquelle j’ai conscience d’avoir travaillé pour exposer une idée, disait-il un jour à Eckermann, ce serait peut-être mon roman des Affinités. » Mais il n’expliqua point qu’elle avait été son « idée » ; et réellement, quelle qu’elle ait été, elle disparaît dans la réalité du récit, qui l’efface au lieu de l’éclairer. C’est même là qu’est la séduction durable du roman : Gœthe l’a traité avec une puissance de réalité qu’il n’a peut-être jamais atteinte ailleurs, La gradation de la passion dans l’âme d’Edouard, un peu racornie au début par l’ennui, le bien-être, le confort ; les heures où « l’idée d’aimer et d’être aimé l’entraîne dans l’infini » ; la période d’enchantement où la présence d’Ottilie l’absorbe tout entier, où « tout ce qui était enchaîné dans sa nature brise ses liens » ; les propos enflammés dans lesquels il renie toute sa vie, pour la faire dater — hélas ! de bonne foi — de l’heure où il reconnut dans son cœur son amour actuel ; ses faibles efforts pour se défendre — ou plutôt pour avoir l’air de se défendre ; surtout, plus tard, sa défaite auprès d’Ottilie aussi vaincue, et l’étrange existence que mènent à côté l’un de l’autre ces deux êtres dont l’amour s’est emparé comme s’il en était le sang, les os et la chair, en sorte qu’ils ne sont plus deux êtres humains, mais « un seul, dans une paix instinctive et parfaite, content de lui-même et du monde entier », si bien

  1. Richard M. Meyer, Gœthe.