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jours j’irai mourir à Recanati. Mes longs efforts se sont brisés contre le destin qui m’entraîne dans cet odieux tombeau. » Ranieri ajoute : « J’ai vécu sept ans avec Leopardi sans le voir pleurer;. mais ce soir-là, à la très pâle lumière de sa triste lampe, je m’aperçus qu’il pleurait, et dans l’inénarrable émotion que me causèrent ses larmes et ses paroles, je lui dis une de ces choses qu’on ne dit qu’à l’âge où j’étais. « Leopardi, lui criai-je, tu n’iras pas à Recanati. Le peu dont je puis disposer suffira pour nous faire vivre tous deux ; nous ne nous séparerons jamais, et le donateur, ce n’est pas moi, c’est toi. » Cette parole, dont l’iniquité des hommes n’est pas encore parvenue et ne parviendra jamais à me faire repentir, fut tenue avec une rare constance; mais je ne puis nier qu’elle n’ait été pour moi et pour mon angélique Pauline la cause de longues, incurables et incompréhensibles douleurs. » Il suit de là que, de 1830 jusqu’en 1837, Leopardi aurait été entretenu, logé, nourri, vêtu, assisté, soigné, défrayé de tout par son incomparable ami, qui à l’âge de soixante-quatorze ans éprouva le besoin de publier cette nouvelle sur les toits.

M. Franco Ridella, homme de détail, disputeur intrépide et bien informé, à qui il est dangereux d’avoir affaire, a établi, preuves en main, que la scène pathétique narrée par Ranieri est une pure invention, qu’en décembre 1830, Leopardi avait encore quelques ressources, qu’il était assez en fonds pour ne pas être réduit à reprendre le chemin de la porca città, que, grâce au général Colletta, il pouvait rester à Florence jusqu’à la fin d’avril, qu’aussi bien il venait de vendre le manuscrit de ses poésies à l’éditeur Piatti pour la somme de 108 sequins, ce qui était pour lui presque la richesse ; qu’autre fait à l’appui, un an plus tard, le 24 décembre 1831, il écrivait à un helléniste de Paris: « Je retournerai sûrement à Florence à la fin de l’hiver, pour y demeurer aussi longtemps que me le permettront mes petits moyens, qui commencent à s’épuiser. » Il est permis d’en conclure qu’un an auparavant, sa bourse n’était pas aussi plate que le prétend Ranieri.

Il faut se défier des gens qui se donnent les gants de s’être en toute occasion sacrifiés généreusement à leurs amis ; c’est une vertu rare, et ceux qui la possèdent ne s’en vantent pas à l’univers. « Au milieu du mois de septembre 1831, poursuit Ranieri, les crachemens de sang reparurent; j’eus de nouveau recours à mes docteurs, lesquels m’affirmèrent que, pour sauver mon malade, je devais le conduire ou à Naples ou au moins à Rome. Je ne pouvais retourner à Naples ; je me résolus à l’emmener à Rome, à quelque prix que ce fût. » Pourquoi Ranieri ne pouvait-il retourner à Naples? Son arrêt d’exil avait été