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Ne crois donc pas que ta chanson me scandalise :
Un cœur que je surprends ne peut, dans sa surprise,
Se reconnaître assez pour inventer un chant ;
Mais il se trouble, il dit, dans son trouble touchant,
N’importe quel fragment de chanson coutumière ;
Et la chanson d’amour devient une prière.


Bref, une chronique de Colomba, supérieurement versifiée, sur le thème rajeuni des Deux sœurs de charité de Déranger...

J’ai peur d’être injuste. Mais j’en appelle à ceux qui sont vraiment chrétiens ou qui se souviennent de l’avoir été, et qui croient, ou qui ont cru, que Jésus est Dieu. Pour ceux-là, le Christ signifie ou a signifié, non seulement toute charité, mais peut-être plus essentiellement encore toute pureté. C’était à lui qu’ils pensaient dans leurs tentations, et c’était lui qu’ils craignaient dans les défaillances de leur âme et de leur corps. Et voilà qu’on nous le fait parler tantôt comme Gautier et tantôt comme Renan : comme tels artistes et tels sages que nous avons connus et qui furent de fort honnêtes gens, mais des hommes enfin, de pauvres hommes de chair et dont la sensibilité artistique, la science de la vie et l’indulgence sont peut-être un peu venues de ce qu’ils n’étaient ni parfaitement purs, ni parfaitement saints. On prête ainsi à Jésus une espèce de sensibilité, de sagesse et de miséricorde qui est, si je puis dire, à « base » dépêché; et c’est cela qui est offensant.

Et puis il y a dans les Évangiles des paroles de Jésus qui ont été considérées comme divines, depuis dix-huit siècles, par d’innombrables âmes. Ces paroles, d’un sens profond et souvent d’un tour singulier, plus mystérieuses encore d’avoir passé d’un dialecte syriaque dans un grec et dans un latin barbares avant de nous être traduites dans la langue de nos mères, ont pris un caractère de grandeur et de sainteté à quoi rien ne ressemble. C’est en elles que Jésus paraît divin, et c’est en elles seules qu’il le peut paraître. Elles sont augustes, elles sont uniques : n’y touchez pas. Coudre des rimes à ces paroles sacrées, les ajuster à la mesure de l’alexandrin par le moyen d’ingénieux synonymes et de chevilles industrieuses, me semble une besogne indiciblement puérile ; et chercher à inventer des paroles « analogues » à celles-là me semble un attentat et une incongruité. Et je ne sais quoi d’irréductible, qui vient du plus profond de mon passé spirituel, s’insurge en moi, soit contre cette inconsciente impiété, soit contre cette monstrueuse faute de goût.