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naissait si peu que tout soudain il l’oublia et fut plus de deux heures sans s’en pouvoir ressouvenir, durant lequel temps personne ne lui redemanda. Partant il ne fut point découvert. Néanmoins ceux qui le tenaient avaient toujours opinion qu’il était autre qu’il ne se peignait, ne lui trouvant pas l’apparence d’un homme de petite qualité, combien qu’il changeât sa grâce accoutumée le plus qu’il savait, et lui demandaient fort comment il avait un harnais et des armes tout dorées et une casaque si riche ; à quoi il répondit que c’était un présent que lui avait fait un écuyer du roi, peu de jours auparavant, le mettant hors de page. Ainsi avec de telles défaites il les abusait le mieux qu’il pouvait. Toutefois ils persistaient toujours en ce soupçon qu’il était quelque jeune homme de bonne part, vu son port et sa façon, de sorte que cela lui retarda beaucoup sa délivrance. Il fut un an prisonnier au château de Lille en Flandre, où il fut au commencement assez maltraité ; toutefois, peu après, par le moyen de la femme de celui qui le tenait et de sa fille, qui en était fort amoureuse, à cause que lors il était fort beau, il reçut d’elles plusieurs courtoisies et eut meilleur traitement, et enfin, n’ayant pu être découvert, en sortit pour mille écus. »

Le siège de Lyon, pendant lequel Soubise, pour ainsi dire demi-roi, commandait la ville pour les réformés, tient une place importante et glorieuse dans l’histoire de sa vie. Comme on l’a beaucoup calomnié, Viète dans son récit donne de grands détails, et en a fait un écrit spécial. « Soubise, se voyant assiégé et qu’il n’avait plus vivres que pour quinze jours, il se résolut à mettre hors les personnes inutiles, comme les femmes, les enfans et les pauvres qui étaient au nombre de sept mille, ce qui étant près à être effectué, M. Viret, ministre, vint à lui pour lui remontrer la pitié que ce serait de mettre un si grand nombre de pauvres gens à la boucherie ; à quoi le sieur de Soubise lui répondit : « Je sais bien et ai tel regret d’être contraint à ce faire que le cœur m’en saigne ; mais le devoir de ma charge le porte, car il vaut mieux perdre ce nombre que le tout, vous voulant bien déclarer, monsieur Viret, pour ce que je sais que vous êtes homme de bien, que nous sommes à quinze jours près de la fin de nos vivres, tellement que si, faute de cela, je perds cette ville, j’en serai blâmé, et dira-t-on que je ne sais pas mon métier. »

À quoi le ministre lui répondit : « Je sais, Monsieur, que selon le droit de la guerre vous le devez faire ; mais cette guerre n’est