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peignoir de crêpe noir et les sanglantes rougeurs de ponceaux piqués à sa ceinture et dans ses cheveux. C’est vers cette basse Luxure, suffisamment caractérisée, cette Luxure de barrière, que se précipitent, en se bousculant, se renversant, s’écrasant, des cohues haletantes de damnés de tout sexe, de tout âge et de toute condition, au-dessus desquels tourbillonnent de longs vols de corbeaux. A distance, dans l’harmonie habilement combinée et dégradée des sables jaunissans, des montagnes bleuissantes, des cieux rougissans, les taches que juxtaposent ces nudités piquées de haillons bizarres projettent une sensation vive d’entraînement irrésistible. Si une conception de ce genre pouvait se réduire à un effet surprenant et bizarre, disons même, agréable, de kaléidoscope, on devrait se déclarer satisfait. Mais le peintre ne cache point qu’il a eu d’autres intentions, des intentions morales et des intentions plastiques. Nous sommes donc bien obligés de lui demander si son intention morale est réalisée par la hideur répugnante de sa prétendue séductrice, et si ses intentions plastiques le sont par l’inconsistance papillotante de tous ces corps enchevêtrés. Bien que M. Henri Martin se soit efforcé de corser sa facture, et que la plupart de ses figures soient d’un mouvement juste et expressif, il leur enlève trop encore de leur vraisemblance par son procédé de pointillage laborieux, pour que cette grande toile semble autre chose qu’une illustration agrandie de journal satirique et un échantillonnage curieux de tenture décorative.

Le désir de poésie qui agite les jeunes peintres ne se traduit pas toujours par des rêveries aussi morbides ; néanmoins, il faut bien constater que les formes féminines, costumées ou nues, qui flottent dans leur imagination ne respirent guère, en général, ni la santé, ni la gaieté ; la plupart sont malingres, chétives, vaporeuses, ou d’une distinction maladive péniblement accentuée par le maniérisme de l’attitude et la tristesse du paysage environnant.

On ne saurait nier qu’il y ait un certain charme d’élégance et de délicatesse dans l’Eve diaphane et insaisissable du Paradis, de M. Lévy-Dhurmer, dans les femmes fuyantes et mystérieuses de l’Air tiède du soir, par M. Boyé, de l’Illusion, de M. Bellery, du Tombeau de Daphnis, de M. Rieder, dans Au bord de l’eau, de M. Ridel, dans la Sicile, de M. Laurent et dans la plupart des toiles décoratives où apparaissent, en se tortillant, quelques silhouettes