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transcendantes. On peut distinguer divers degrés dans l’abstraction. Celle dont il est ici question tient plus de la mythologie que de la métaphysique. Elle est de même espèce que quand le peuple parle d’ « une maladie qui règne » ou de l’électricité « qui court le long d’un fil. « Les abstractions créées par la pensée populaire prennent pour elle une sorte d’existence. Le monde a été rempli de ces entités. La forme de la phrase, où tous les sujets sont représentés comme agissans, est un témoin encore subsistant de cet état d’esprit. Le langage et la mythologie sont sortis d’une seule et même conception. Ainsi, pour le dire en passant, s’explique ce fait que la plupart des noms abstraits sont du féminin : ils sont du même sexe que ces innombrables divinités qui peuplaient le ciel, la terre et l’eau. Encore aujourd’hui, — tant les choses ont de continuité, — ceux qui raisonnent sur la matière, la force, la substance, perpétuent plus ou moins cet antique état d’esprit.

Habitués comme nous sommes au langage, nous ne nous figurons pas aisément l’accumulation de travail intellectuel qu’il représente. Mais, pour s’en convaincre, il suffit de prendre une page d’un livre quelconque, et d’en retrancher tous les mots qui — ne correspondant à aucune réalité objective — résument une opération de l’esprit. De la page ainsi raturée il ne restera à peu près rien. Le paysan qui parle du temps ou des saisons, le marchand qui vante son assortiment de denrées, l’enfant qui apporte ses notes de conduite ou de progrès se meuvent dans un monde d’abstractions. Les mots nombre, forme, distance, situation, sont autant de concepts de l’esprit. Le langage est une traduction de la réalité, une transposition où les objets figurent déjà généralisés et classifiés par le travail de la pensée.

Y a-t-il en Europe des langues qui soient plus favorables que d’autres au progrès intellectuel? A de légères différences près, on peut répondre que non. Elles sont toutes (ou presque toutes) issues de la même origine, bâties sur le même plan, puisant aux mêmes sources. Elles ont été plus ou moins nourries des mêmes modèles, perfectionnées par la même éducation. Elles sont donc capables d’exprimer les mêmes choses, quoique déjà dans les limites de cette étroite parenté il soit possible d’observer des aptitudes spéciales. Mais si l’on voulait sentir l’aide que le langage prête à l’intelligence et le tour particulier qu’il lui impose, il faudrait comparer quelque idiome de l’Afrique centrale