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exacts, plus attentifs,.. d’une fermeté plus consciencieuse » que les membres du jury « censitaire et bourgeois ».

Les classes élevées manquent en effet quelquefois de zèle ; il y aurait donc grand intérêt à allier dans un jury à des intellectuels, trop insoucians au point de vue civique, quelques ouvriers plus ardens à remplir les devoirs du citoyen.

Puis peut-être ces réunions fréquentes, sur un excellent terrain de confiance réciproque, des représentans des divers groupes sociaux auraient-elles quelques avantages, en dehors même de ceux que nous en attendons au point de vue d’une bonne justice. Peut-être contribueraient-elles pour une petite part au rapprochement si désirable entre Français de conditions diverses, à l’adoucissement des préjugés, des malveillances de chacun. « Je ne vous connaissais pus, dit un gréviste à son patron dans les Bienfaiteurs de M. Brieux. Voyez-vous, tout le mal vient de là… C’est qu’on ne se connaît pas ! » Tâchons donc de multiplier les occasions de rencontre, afin qu’un jour vienne en France où tous les honnêtes gens se connaîtront mieux.

Sans doute de sérieuses objections ont été élevées contre cette admission des ouvriers sur la liste du jury. Il est clair d’abord que, si cette doctrine est admise, les jurés qui ont besoin de leur travail manuel et quotidien pour vivre devront recevoir un salaire pendant la durée de la session. Mais cette objection n’est pas capitale : les jurés ont droit déjà à une indemnité de déplacement ; pourquoi ne pourraient-ils pas requérir une indemnité de séjour, ou y renoncer à leur gré[1] ?

On dira aussi qu’une absence de plusieurs jours exposerait l’ouvrier à perdre sa place : le patron, qui a besoin de son travail à l’atelier, serait contraint de lui donner un remplaçant. Cette objection est sérieuse, mais on peut l’affaiblir, soit en réduisant la durée des sessions, soit en faisant figurer plus de noms sur la liste, ce qui diminuera la tâche de chacun. D’ailleurs les commissions chargées du choix des jurés examineront la situation personnelle des ouvriers paraissant aptes aux fonctions du jury, et ne désigneront que ceux qui pourront, sans danger de perdre leur place, quitter l’usine ou la charrue pendant le temps nécessaire[2].

Mais nous touchons ici au second point du problème. Qui

  1. En Angleterre, un courant existe pour donner un salaire aux jurés au criminel. Pourtant cette motion a été repoussée à la Chambre des communes.
  2. Nous n’ignorons pas que les ouvriers entendent de façons très diverses leur adjonction aux listes du jury criminel. Les uns croient qu’il ne serait pas nécessaire de donner une indemnité aux jurés ouvriers : « Ils auraient conscience, disent-ils, de remplir une fonction civique et cela suffirait. » Les autres, plus pratiques, sont partisans de l’indemnité. Certains vomiraient que les jurés fussent désignés par le suffrage universel parmi les électeurs au conseil des prudhommes, c’est-à-dire parmi les ouvriers ayant vingt-cinq ans d’âge, cinq ans de résidence et cinq ans d’exercice de la profession. Plusieurs consentiraient à ce que le choix fût fait par le juge de paix, mais « il serait à craindre, disent-ils, que le juge ne se renseignât auprès des patrons. » Ceux-ci, on le devine, signalent aussi îles difficultés. Ils ne demandent en général qu’à rester étrangers à la désignation des jurés ouvriers, de peur de susciter des rivalités et des haines. Quelques-uns manifestent la crainte « de se rencontrer au jury avec leurs ouvriers. » Aux patrons de Paris, où les sessions d’assises durent quinze jours, un tel laps de temps passé par l’ouvrier hors de l’atelier semble inadmissible. Il faudrait recueillir et contrôler ces observations et bien d’autres dans une enquête que nous avons à peine ébauchée.