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si l’on ne peut échapper à ce soupçon, si celui qui parle est un citoyen considérable, suspect de s’occuper de politique, son intérêt exige qu’il commence par s’en défendre. « Peut-être, juges, dit un client de Lysias, plusieurs d’entre vous, parce que j’affiche certaines prétentions, me croient-ils doué de quelque talent de bien dire ; or je suis si éloigné de savoir m’exprimer sur les choses qui ne me touchent pas, que je crains aujourd’hui, sur celles qui m’intéressent, de ne pouvoir parler comme il faudrait. »

Voilà pourquoi, dans ces discours, la narration a tant d’importance ; en présentant les faits dans leur suite naturelle, on ne risque pas de compromettre sa cause : un récit, en apparence, peut être fait par le premier venu ; ce qui inquiète, c’est le raisonnement, où excellent les professionnels de la parole ; ce sont surtout les grands éclats. On les évite ; on ménage l’excitabilité des auditeurs : il n’y a pas, dans tout Lysias, un seul mouvement oratoire ; à peine quelques passages où le ton s’échauffe, où le défenseur adresse un sobre appel à la pitié. Même quand la passion serait excusable de se faire jour, comme dans cette curieuse affaire d’adultère qui donne lieu au plaidoyer sur le meurtre d’Eratosthène, on la refoule, on ne laisse parler que la loi. Les derniers mots que prononcent les plaideurs ont une sérénité qui nous étonne. Pas un cri, pas un élan d’indignation ou de douleur : la souveraineté du tribunal, la confiance en son équité, telles sont les idées sur lesquelles ils aiment à finir ; il est difficile de rien imaginer de plus simple, rien qui prouve plus clairement la maîtrise de soi et l’empire de la raison.

La même prudence était nécessaire quand on parlait devant l’assemblée du peuple, car là aussi on avait affaire à des esprits prévenus contre les artifices du langage. Cependant, Cléon, dans le beau discours que lui prête Thucydide sur le châtiment à infliger aux habitans de Mytilène, accuse les Athéniens d’avoir un goût fâcheux pour la rhétorique. Les rudoyant avec l’autorité que lui donne son grand pouvoir, il leur fait honte d’être sensibles aux charmes d’une parole savante : « Dominés par le plaisir de l’oreille, vous ressemblez, leur dit-il, à des badauds assis pour écouter des sophistes, plutôt qu’à des citoyens délibérant sur les intérêts de la cité. » Évidemment ce reproche ne s’adressait qu’à une élite, à la partie la plus éclairée de l’assemblée, à celle que devait séduire bientôt l’éloquence de Gorgias, dont l’ambassade, au nom des Léontins, précisément peu de mois après l’affaire de